J'aimerais avoir une humeur égale, plate comme un paysage hollandais ou comme le corps d'une petite fille. Mais mon humeur est semblable à moi-même : variable et fluente, mouvant au gré de la lune. Mon caractère est tout en courbes et en dénivelés violents. Mon humeur prend des virages, monte très haut, si haut que soudain tout ne peut que s'écrouler et qu'aussitôt après elle se met à descendre vertigineusement dans le vide. Je suis une montagne russe. Je monte et je descends inexorablement, roulant dans des rails qu'il ne me semble pas pouvoir contrôler et menée par un mouvement qui paraît plus fort que moi.Un matin, tout va bien, je chante dans la salle de bain sur la musique de Cat's eyes trouvée sur internet. J'ai l'impression que le monde est à moi, qu'il est fait simplement pour moi, pour que j'y fasse des choses grandes et légères à la fois. Je me regarde dans le miroir lorsque je passe devant et je me trouve belle tout d'un coup. Je suis au coeur de moi-même. Rien ne me manque. Rien n'est en trop en moi. Il y a l'excitation des jours à venir qui brûle à la fleur de ma peau, le désir qui bat dans mon coeur et je ne veux rien changer. Tout garder ainsi, comme si c'était parfait. Un matin, donc, je vais bien.
Mais voilà que le soir arrive et que progressivement tout a changé. Rien n'a évolué officiellement, tout est toujours pareil, mais tout est différent. L'excitation est morte, disparue, envolée, partie on ne sait où. Il ne reste que la nostalgie, la douce déprime des soirs trop longs. Il n'y a plus le désir, il n'y a plus l'espoir, il n'y a plus les certitudes. Il n'y a que la laideur dans le miroir de la glace et les pieds qui ne dansent plus au rythme de la musique du poste de radio. Un soir, donc, je suis triste. Et le soir où tout va mal, c'est celui qui succède au matin où tout allait bien. Et je n'arrive pas à comprendre pourquoi.
Parfois, les matins chantant et les soirs pleurant se transforment en semaine. Lundi, j'étais gaie et joyeuse, pleine de foi en l'avenir, ayant hâte d'être aux lendemains. Ca se voyait sur mon visage que j'étais heureuse. Je parlais tout le temps, pleine d'entrain, le sourire aux lèvres. Je me laissais dépasser par le flot des événements, portée par un espoir invincible. Mais voilà que nous sommes aujourd'hui jeudi soir. J'ai mal à la tête et j'ai du mal à garder les yeux ouverts. Comme s'il n'y avait plus autant de jolies choses à voir dans ma vie. Comme s'il n'y avait plus la légèreté au fond de mon corps. Je ne comprends pas où est partie mon énergie initiale : pourquoi m'a-t-elle quittée ? pourquoi suis-je aujourd'hui si triste ?
Mon journal ne respecte pas mes humeurs et me trahit d'une certaine façon. Lundi, j'étais joyeuse et je n'ai pas écrit. Je n'ai pas écrit parce que j'étais joyeuse. Je n'avais qu'à vivre ma vie, je n'avais pas besoin de la mettre en mots. J'avais d'autres chats à fouetter qu'à me battre à bras le corps avec les phrases. Je n'ai pas écrit et il ne reste rien de ma gaieté qu'une trace évanouie dans mon souvenir. Et vous, vous n'en savez rien, puisque je ne suis pas venue vous raconter. Mais je viens lorsque ça va moins bien. Comme si alors les mots s'imposaient dans leur nécessité implacable. Comme si je n'avais pas d'autre consolation que le pouvoir des lettres. Mais alors mon journal n'est pas honnête. Vous allez croire que je suis toujours malheureuse, que ma vie a la tristesse infinie des dimanches d'hiver sous la pluie. Ce n'est pas le cas. Ma vie a aussi la désinvolture majestueuse des doux soirs d'été. Sauf qu'alors je ne viens pas la raconter. Je garde mes bonheurs pour moi. Je suis égoïste. Mon écriture est égoïste. Elle ne nourrit ses histoires que de l'amertume au goût amer des déprimes grises foncé. Lorsque vous lisez des pages tristes de moi, ne croyez pas que je suis toujours ainsi. C'est juste que mon humeur alors était tout en bas et qu'il n'y avait que l'écriture pour la remonter. L'écriture qui se regarde le nombril et qui en sort les images pâles d'une existence qui, pendant quelques instants, ne sait plus espérer.