Il y a quelques mois, j'étais rentrée un week-end chez mes parents. Ils m'avaient mis sous le nez un morceau de journal découpé : "tiens, regarde, tu devrais faire ça !" C'était un concours de nouvelles. Il y avait un thème précis à suivre et la date d'échéance des manuscrits étaient seulement quelques jours plus tard, l'article datant probablement d'un bon bout de temps. Je n'étais pas du tout inspirée par le thème. Il ne me semblait n'avoir rien à dire, rien à écrire. Et puis je me suis dit qu'il fallait que je fasse cette nouvelle quand même, que la contrainte d'une date et d'une forme précise m'obligeraient à me mettre à écrire quelque chose et à aller jusqu'au bout, sans abandonner dès les premières lignes. Alors un dimanche que je m'ennuyais à tourner en rond, je me suis mise devant l'ordinateur et j'ai écrit une histoire. J'ai fait comme j'ai l'habitude de le faire : j'ai tout écrit d'une traite, sans me relire en cours, commençant mon récit sans avoir de réelle idée de la façon dont il se finirait. Le lendemain, j'ai glissé les quelques pages tapuscrites dans une grande enveloppe brune et je suis allée la porter à la poste située en face de mon lycée. Je n'ai montré à personne ma nouvelle, la jugeant trop mauvaise pour être lue par des gens que j'estime et ayant un peu honte de la fin que je jugeais un peu bâclée. A vrai dire, je n'ai dit à personne que finalement j'avais écrit cette nouvelle. J'ai fait tout ça en douce. De toute façon, c'est simple : à chaque fois que j'écris, c'est toujours en douce, comme si je ne pouvais pas écrire dans la lumière, aux yeux de tous. Une fois envoyée, j'ai fini par oublier cette histoire. Elle était entrée bien rapidement dans mon esprit, l'avait à peine traversé, et aussitôt avait disparu de ma mémoire.Mais voilà que je reçois un courrier m'annonçant que j'ai gagné un prix et que ma nouvelle va être publiée. C'est à peine croyable. Pourtant, c'est vrai. J'ai le contrat d'édition devant moi. Je n'y comprends pas grand chose. Il y a pleins de termes juridiques. Ces mots là ne sont pas pour moi. On me demande de parapher chaque feuille et de signer en bas, sous la mention "L'Auteur". Ça me donne le vertige.
C'est une minuscule maison d'édition totalement inconnue. C'est un petit concours organisée à petite échelle, sans personnalités connues dans le jury. Mais cela fait étrange tout de même de penser que quelqu'un a apprécié ce que j'ai écrit et que d'autres vont pouvoir le lire. Pire, qu'ils vont payer pour posséder cet ouvrage. Cela me semble si inconcevable que c'est pour cette raison que je m'imagine que cela ne peut pas être vraiment moi qui ai été sélectionnée.
Pourtant, voici bien qu'une instance officielle, qui n'est ni mes parents ni mes amis, reconnaît un quelconque intérêt à ce que j'écris. Cela devrait m'encourager enfin à me mettre à poser sur le papier toutes ces histoires qui se bousculent dans ma tête et qui me poursuivent sans que je puisse lutter contre elles.
L'autre matin, j'étais réveillée tôt et je n'avais ni travail ni contraintes qui m'attendaient dans la journée. Je me suis dit que c'était le jour idéal pour enfin mettre en mots sur le papier cette nouvelle qui s'esquisse dans ma tête depuis près de deux mois. Je me suis installée devant l'ordinateur. J'ai ouvert Word. J'avais à peine commencé à chercher le premier mot qu'une envie subite s'est imposée à moi : nettoyer la salle de bain de fond en comble. Oui, lessiver le carrelage et les murs de la salle de bain ! Je suis donc descendue dans la salle d'eau qui d'ailleurs n'était même pas sale. J'ai sorti l'Ajax fraîcheur des bois et le Cif au citron vert, le balai brosse, un seau, une éponge, la serpillière. J'ai frotté, gratté, épongé, essuyé, balayé. J'ai même nettoyé les vitres de la fenêtre de la cuisine et je me suis mise à enlever un à un les poils de chat sur le tapis. Toute cette suractivité frénétiquement ménagère a duré plus de deux heures. Deux heures passé à décrasser la salle de bain plutôt qu'à écrire mon histoire. Après cela, la journée a été bien entamée. J'ai trouvé tous les prétextes pour ne pas avoir à me remettre devant Word : des mails à écrire, un CD à graver pour Copine Juju, le déjeuner à préparer, le courrier à aller chercher, et j'en passe.
La journée a été finie et je n'ai pas écrit une seule ligne. Pas une seule.
La vérité, ce n'est pas que j'aime faire le ménage. C'est que j'ai peur d'écrire. J'ai la trouille de me mettre à écrire vraiment. Ce n'est pas simplement que j'ai peur de ne pas y arriver et qu'un de mes nouvelles crises de confiance m'assaille. Non, c'est plus subtil. Ma peur tient à l'essence même de l'acte d'écrire. Ecrire, c'est être au bord des mots, à la limite extrême du non-être et de la destruction. C'est se mettre à la frontière de l'existence, dans cette ultime sphère instable où toutes les certitudes confortables de la vie muette s'effondrent. Lorsque j'écris, je suis sur un fil s'agitant à chaque souffle et toujours prêt à craquer. En dessous de moi, il y a le vide absolu, l'absence, l'impossible impossibilité. Il me semble que je ne peux écrire qu'en m'assassinant. Tuer en moi le trop plein, c'est m'obliger à le revivre et à m'y perdre. C'est me résigner à ne rien oublier et à ressentir toujours la pointe acérée des mots sous ma peau. C'est le flot des émotions qui réapparaît sous les phrases. Cette force étouffante en moi que je cherche à oublier dans l'action et qui soudain me revient en pleine figure en m'obligeant à la regarder dans les yeux, sans me permettre de fléchir.
Il y a des gens assez innocents pour croire que pour écrire, il suffit de prendre un stylo et une feuille de papier. Comme si écrire était une promenade de santé dans les mots. Non, pour moi, écrire ne peut se faire que dans la souffrance. Face au pouvoir des mots, je n'ai qu'une alternative : soit les oublier en me transformant en ménagère bonne et tranquille, soit les raviver en osant affronter la vue de mon sang coulant à chacune de mes phrases. Je n'ai le choix qu'entre la propreté implacable et stérile d'une salle de bain impeccable et la saleté sanglante des mots arrachés à ma douleur d'exister.