Vendredi 18 octobre 2002

Au bout de la terre
Il y a la fatigue qui dort dans tout mon corps. Je vis trop fort, trop vite. Je nage, je cours, je lis, je parle, j'écris. Les journées sont longues, mais elles sont trop courtes pour moi. Je n'arrive pas à y étaler mes projets. Je suis levée avant Kolok, couchée bien après elle, bien après Hannah aussi qui m'attend au pied du lit. Je m'endors en pensant à toutes les choses que je n'ai pas eu le temps de faire - les mails auxquels je n'ai pas encore répondu, les livres qui s'entassent sur la table de chevet et que j'arrive à peine à ouvrir, et puis surtout les copies - l'énorme monceau de copies - à corriger. La fatigue rend mon corps tendu et nerveux. Au lieu de me laisser aller et de m'effondrer à l'heure de la sieste, je redouble d'activités, n'osant pas penser qu'un jour cette énergie presque artificielle pourrait faiblir. Les journées n'ont que vingt-quatre heures et moi qu'un corps fini et mortel qui doit faire ces choses si stupides comme se nourrir et dormir.

Les vacances arrivent. J'ai cru que je pourrai enfin me reposer. Et puis H. est venue me voir en me disant : "et si on allait ensemble au bout de la terre ?" Je l'ai regardée en faisant des yeux ronds, en lui disant qu'elle était folle, qu'aller camper en Bretagne fin octobre, ce n'était pas une bonne idée, que ça allait être encore un de ces plans foireux dont on a le secret, et que je n'allais pas me laisser perdre sur les côtes déchaînées comme je l'avais fait cet été dans la forêt corse. J'aime bien grogner un petit peu avec H. et passer frauduleusement pour la fille organisée et prévoyante du groupe - ce que je ne peux être qu'avec H., étant donnée qu'elle a encore plus que moi la tête dans les étoiles. H. m'a regardée, incrédule, ne voyant pas où était le problème : "ben pourquoi ne pas y aller ?" Je l'ai regardée à mon tour et je me suis mise tout à coup à être sérieuse : "oui, au fond, pourquoi ne pas y aller maintenant ?" H. a toujours des projets fous, et moi je suis toujours d'accord pour la suivre. Même si c'est pour aller au bout de la terre.

J'ai calé la carte de France sous mes copies et je me suis prise en flagrant délit de rêverie... Imaginer dans la pointe du bras de France le vent violent qui crache au visage et emmêle les cheveux, cachant le regard en tremblant. Sentir sous le vaste bleu de la carte le froid piquant et salé, entre le gris si lourd et l'azur si dense. Trouver au bout des minces filets blancs des routes départementales la chaleur moite d'une crêperie parfumée au cidre brut. Se souvenir en lisant les noms en ker- d'une enfance qui, le temps de quelques semaines d'été, s'était donnée le luxe de grandir entre une mer et un océan. Sous mes copies à corriger, il y avait les clichés romantiques d'une mer en furie qui fouette la peau et la laisse sèche et tirée et il y avait aussi les images parfaites d'une émission de Thalassa spéciale consacrée aux îles du bout de l'Europe. Ce n'est pas facile de se plonger dans la prose adolescente quand on a la tempête maritime qui cogne au fond de l'imagination.

J'ai déjà sorti mon sac de voyage pour partir au bout de la terre. Dedans, il y a mon ciré rouge acheté l'année dernière pour faire du bateau, un vieux pull marin avec des boutons en forme d'encre qui a dû traverser au moins deux générations dans la famille et puis aussi mon maillot de bain. Mais mon maillot de bain, c'est juste symbolique : pour la frime ou pour le rire, comme on voudra.

mes pas dans le sable



Introduisez votre adresse e-mail
pour être averti lorsqu'un nouveau Regard sera ouvert :
InscriptionDésinscription


Il y a un an.
Il y a deux ans.
Il y a trois ans.

pour m'écrire


Hier Retour à la page d'accueil Demain