Le bout de la terre n'était pas assez loin. La preuve, c'est que j'en suis revenue bien trop vite. J'aurais aimé y rester plus longtemps. M'y perdre, m'y noyer, que sais-je, mais pas déjà revenir ici. Pas déjà avoir à de nouveau toucher terre. Je n'aime pas la pesanteur de la réalité. J'aimerais vivre toujours comme j'ai vécu cette semaine : entre le vent, le soleil et l'eau salée, parmi les rires et les histoires folles d'O. et H., dans l'oubli complet de mon existence réelle.Il y a ce soir, devant mon ordinateur fraîchement retrouvé, les preuves tangibles des joies de cette semaine bretonne qui, imperceptiblement, est en train de se transformer en poussières de souvenirs. Toutes les traces matérielles de mon voyage sont là, sous mes yeux. Je peux en faire la liste :
- Les 336 photos téléchargées de mon nouvel appareil numérique, encore dans le désordre, anonymement désignées par un numéro. Des photos bleues d'une mer lumineuse et d'un ciel dévasté de ses nuages. Des photos blanches d'écume d'une mer en colère s'éloignant sur le bord de la plage à marée basse. Des photos roses des rochers de la côte de Perros-Guirec. Des photos brunes des pierres des vieilles églises et des châteaux.
- Les quelques notes griffonnées sur le coin d'une feuille de papier, sur notre carnet de bord collectif. Les phrases sans queue ni tête écrites entre deux éclats de rire sur des feuilles pliées. Un coquillage encore humide ramassé un après-midi sur la plage a fait un gros trou au milieu des mots, mais ce n'est pas si grave : la mémoire n'a qu'à faire un effort pour remplir les vides. A la fin des feuillets, il y a les quelques mots italiens d'Andreas, ce Florentin rencontré par hasard dans un pub à Rennes. Il nous voyait écrire sur des bouts de papier des phrases et nous a demandé si c'était un jeu. Nous lui avons répondu que c'était nos souvenirs que nous déroulions ensemble. A la fin de la soirée, on lui a demandé s'il voulait graver dans les mots sa rencontre impromptu avec nous. Et il l'a fait.
- Les haïkus d'H., écrits une nuit, à la lampe de poche et le bateau de pêcheurs qu'elle a dessiné sur la route du retour, hier, dans la voiture. Ce vers, comme un cri, au milieu de tous les autres : "éternelle envie".
- Dans un sac en plastique, un bon kilo de sable fin, de coquillages et de galets, ramassés au détour d'une ballade sur l'infinité de la plage qui s'étire. Nous faisions le concours du plus beau coquillage. Chacun d'entre eux, je les ai gardés précieusement dans le creux de la paume de ma main, comme un trésor d'enfant, avant de les oublier dans la grande poche rouge de ma veste.
- Les mots doux d'O. Ceux qu'il a glissé la nuit entre les lattes du lit superposé et que j'ai lu en secret à la lueur de la lampe de poche. Je les relis en souriant, sans trop savoir si leur but était seulement de me faire rire. Si elles étaient venues d'un Poulpe, toutes les fautes d'orthographe de ces petits mots m'auraient horripilée. Mais ses fautes à lui, je les trouve attendrissantes. Peut-être que je me dis qu'il aurait besoin d'une maîtresse... et pas forcément une maîtresse d'école.
Il y a tous ces souvenirs devant moi. Et puis en moi, il y a tout le reste - ce qui ne reste gravé que dans la mémoire du coeur et de l'esprit. Le regard plein d'enthousiasme d'H. et le sourire coquin d'O. Et moi, si légère, entre la terre et le ciel, dans la chaleur de la présence joyeuse de notre trio. Cette phrase qui jaillit de moi comme une certitude : "je suis à ma place" Oui, au bout de la terre, il y avait une place pour moi. Une place où je me suis sentie bien d'être moi-même.