Jeudi 5 décembre 2002

Je fais la grève
Je suis fatiguée. Une fatigue sourde et muette, qui m'enveloppe toute entière et qui rend tout autour de moi si indolent, si léthargique, si triste aussi. Mon corps ne me suit plus. Doucement il semble vouloir s'évaporer, me quitter secrètement parce qu'il n'est plus à la hauteur des exigences spirituelles. Je lui en ai trop demandé récemment. Trop, beaucoup trop. Aujourd'hui, il refuse d'avancer. Il me fait la tête. Mon corps me fait la tête. C'est incongru. Et c'est pourtant vrai.

Mon corps ne m'adresse plus la parole que pour me dire qu'il en a trop fait. Son langage, c'est la douleur, la douleur lourde et confuse d'un épuisement taciturne. C'est la voix qui se coupe dans ma gorge d'avoir trop parlé, trop crié, trop expliqué à ceux qui ne voulaient pas comprendre. C'est les yeux qui se brouillent sous les paupières d'avoir trop regardé, trop cherché, trop observé ce qui ne voulait pas se donner à voir. C'est les muscles qui se contractent d'avoir été trop tendus, trop raidis, trop enlacés aussi par celui qui ne voulait pas les laisser partir.

Ce matin, j'ai refusé de me lever. Je voulais être seule au fond de mon lit jusqu'à très tard le matin. Ecouter la pluie tomber en pointes régulières et bavardes sur le toit au-dessus de moi et imaginer les yeux fermés les gens aller à leur boulot. Je les ai vus à travers mes paupières marcher dans le froid, le corps emmitouflés dans de gros manteaux de laine, soupirer dans la voiture au matin qui s'impatiente devant un feu rouge, et regarder leur montre avec l'anxiété des retardataires involontaires. Vers dix heures et demies, je suis descendue dans la cuisine et j'ai remonté dans un plateau du pain au sésame, du beurre frais et une tasse de thé à l'orange. Dans mon plateau, il y avait aussi les Carnets intimes de Sylvia Plath et les Folk Songs de Benjamin Britten. Je voulais lire des mots désespérés de solitude et de peur de vivre justement à un moment où enfin celles-ci semblent vouloir croire qu'elles peuvent ne plus exister en moi. Plus tard, encore, vers midi, je me suis traînée jusqu'à mon ordinateur et j'ai envoyé un petit mail à Kolok, pour la distraire pendant son travail. Je lui ai dis : "moi aujourd'hui, je fais grève". Tant pis si le mouvement militant pour ma paresse n'a aucun adepte au niveau national et ne se fait entendre qu'au niveau très local des quatre murs de ma chambres. Je ne veux pas concurrencer le SNES et faire moi aussi mes grèves le dimanche. Je me contente du jeudi matin, parce que ne pas travailler en semaine est bien plus excitant. J'ai écrit cela à Kolok, en ajoutant entre deux bêtises qu'il ne fallait pas qu'elle oublie en rentrant d'aller chercher le pain pour notre goûter. Le militantisme syndical des grèves manifestant le pouvoir de la paresse ne doit pas faire oublier les choses importantes de la vie quotidienne, quand même.

Je voudrais qu'il comprenne pourquoi je ne veux pas qu'il vienne ce soir. Pourquoi j'ai refusé qu'il fasse tant de kilomètres pour une caresse qui durerait à peine plus que le temps du voyage jusqu'à mes bras. Je veux me retrouver en moi-même. Retrouver mon corps qui n'appartient plus qu'à moi. Retrouver mon esprit qui s'est perdu dans les limbes de la lourde fatigue. Pour être à quelqu'un d'autre, il faut que je sois d'abord à moi-même, il faut que je me retrouve. Je ne veux certes pas me retrouver telle que je me suis quittée, mais je veux me trouver telle que je veux véritablement être.

petit déjeuner au lit




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