Vendredi 17 janvier 2003

S'en débarrasser
Parfois, je me demande quand et comment ce journal finira. Parce qu'il finira forcément un jour. Voilà bientôt quatre ans que j'entasse les Méga-octets (17 en tout, j'ai vérifié !) sur un coin du réseau. C'est une éternité quand on y pense. Imaginez que je continue encore pendant des années : ma vie serait écrite et lue comme un feuilleton sans début ni fin ! Mes lecteurs vieilliraient avec moi, comme si nous nous accompagnions dans le silence de la lecture et la solitude de l'écriture. Le temps serait devenu l'objet d'un partage narratif que nous égrainerions chacun de notre côté de l'écran. Cela me semble complètement fou ! Peut-on envisager un journal d'Amiel version informatisée ? Si cela existe un jour, cette expérience aurait de quoi donner le vertige à son auteur comme à ses spectateurs : ceux-ci auraient vécu une partie de leur vie en accompagnant les mots d'un inconnu devenu comme une présence amicale lointaine et proche à la fois. Le lecteur ne se contenterait pas de tout lire d'un coup, a posteriori, comme il peut le faire pour un journal édité traditionnellement. Mais les jours de sa vie personnelle correspondraient aux jours de la vie du diariste, tous deux partageant en fin de compte l'écoulement implacable du temps.

Je n'arrive simplement pas à croire que ce soit seulement possible. Alors je me dis en toute logique que mon expérience diaristique aura forcément une fin un jour ou l'autre - une fin qui ne correspondra pas à ma mort (ce serait seulement une fin de fait, non choisie, non envisagée), mais qui viendrait de ma propre décision d'enfin passer à autre chose. J'essaie d'envisager cette possibilité, mais, concrètement, j'ai bien du mal. Ma vie c'est mon journal, allais-je dire. C'est exagéré bien sûr. Je ne vis pas à travers mon journal et je pourrais survivre à sa mort. Mais ma vie quotidienne est tissée dans les mailles des mots projetés sur la scène publique. Tenir mon journal et le mettre en ligne sont pour moi les moments essentiels d'un rite structurant mon quotidien. Ce sont des gestes habituels, répétés, qui chacun ont un sens et une utilité, qui chacun signifie quelque chose. Chaque page est une scansion du temps, chaque mot qui se révèle une ponctuation des jours et des heures. Parfois j'ai l'impression que mon journal met un point final à chacune des phrases de ma vie. Si je n'écrivais pas ce que je vivais, mon existence serait un monologue sans majuscule ni ponctuation, sans respiration. Ce serait des mots juxtaposés les uns aux autres, sans structure ni syntaxe cohérente. Des mots et des images en vrac tout simplement.

Ecrire sa vie lui donne non seulement un ordre et une logique, mais permet aussi de continuer à la vivre avec plus de certitude et de confiance. On avance d'un pas plus assuré quand on s'écrit. On se vit d'une façon plus posée quand on se sait lu. Celui qui croit qu'un journal en ligne est l'exacte réplique d'un journal traditionnel écrit pour soi seul n'a rien compris à la spécificité de ce mode d'écriture. Il y a le moment de l'écriture, solitaire et hasardeuse. Il faut trouver ses mots, plonger en soi, récupérer ce qui résiste à se montrer. L'exploration des fonds intimes de sa personnalité n'existe pas que dans le seul journal on line, certes. Mais en envisageant de faire lire ce qu'on écrit au moment où on le dit, on ajoute à cette écriture solitaire le regard de l'autre. A la limite, c'est le lecteur invisible et inconnu qui fléchit la perspective des mots choisis, qui vient donner un autre contour aux paragraphes et aux idées, qui participe en silence à l'acte d'écriture. Et puis surtout... Et puis surtout, il y a au fond du diariste cette certitude que le texte qu'il a écrit n'est rien s'il n'est pas publié. La publication n'est pas un détail, un petit "plus" superflu et anodin. C'est ce qui donne son sens au texte. C'est ce qui sous-tend l'acte d'écrire.

Lorsque j'ai fini d'écrire une page, je suis déjà plus sereine qu'en commençant. Mais la véritable sérénité, je ne l'acquiers véritablement que lorsque j'ouvre le logiciel FTP et que je vois les petits fichiers composés passer de mon disque dur au serveur de mon site. Il y a dans ce seul geste un gigantesque soulagement, un plaisir presque dirais-je. Une jouissance incontrôlable à sentir qu'enfin les mots ne m'appartiennent plus seulement, que mes soucis et mes pensées douloureuses ne s'étouffent plus au fond de mes secrets, et qu'enfin ils vont pouvoir acquérir une autre existence. Tout ce qui me heurte et me déchire n'appartiendra plus qu'à moi au moment où il sera lu. Je m'en serai débarrassée. Débarrassée ! Ecrire en ligne, c'est se débarrasser de ces maux qui esquintent et blessent, c'est jeter à la face du monde ce qu'on ne peut plus voir en soi et finalement ainsi pouvoir le dépasser et s'en rendre maître. Je suis frustrée lorsque je ne peux mettre en ligne une page. Il y a cette angoisse sourde et irréchie en moi que le texte ne trouvera pas de fin s'il n'est pas lu, qu'il ne sera pas achevé. Si le journal intime est une thérapie, c'est la lecture par des yeux étrangers qui apparaît comme le meilleur des traitements à la peur et à la douleur. Souvent, lorsque j'ai mis en ligne une page, je vais voir quelques dizaines de minutes plus tard si mes statistiques m'annoncent que des lecteurs sont passés la lire. Plus je vois les chiffres gonfler, plus je ressens en moi une quiétude s'installer. Au fur et à mesure que mon texte est lu, l'excitation née de la nécessité impérieuse d'écrire qui a présidé à l'ouverture d'une nouvelle page se calme et mon esprit se libère. Enfin, je peux passer à autre chose, je peux vivre autre chose. Jusqu'à ce que de nouveau une nouvelle force s'impose à moi et me commande de déposer les mots comme on dépose les armes. Et alors tout recommence : les mots qui se bousculent sous les doigts, le lecteur invisible qui surveille en secret, la jouissance de la communication et le soulagement du partage inespéré.

happy christmas



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