On s'était donné rendez-vous dimanche, à 14 heures, près de la fontaine Saint-Michel, sur la grande place triangulaire encerclée par les terrasses de café et les librairies Gibert de part et d'autre du Boulevard. Quand je suis sortie du métro, à 14 heures pétantes, je les ai aperçus de loin. Ils étaient là tous les deux, O. et Copine Juju. Je les ai rejoints. Un bisou humide et central pour l'un et quatre bises symétriques pour l'autre. Quelques minutes plus tard à peine d'autres bises ont claqué sur les joues rougies par l'hiver pour fêter l'arrivée de Stevee, l'ultime complice. Là, sur cette place, à 14 h 10, nous nous sommes livrés à un obscur trafic. J'ai sorti mon appareil numérique de mon sac, et, après avoir fait les derniers réglages (changé la carte mémoire en particulier), je l'ai donné à O. Il a tendu la main pour le saisir et de son autre main il m'a confié son propre appareil photo. La transaction a été scellée : j'ai troqué, le temps d'une après-midi, le numérique contre l'argentique, le compact et moderne oeil de pixels contre le gros objectif de verre. J'ai sorti l'appareil de sa pochette et j'ai glissé la bandoulière autour de mon cou. Tenant le lourd objectif entre mes mains, j'ai pris un air connaisseur, j'ai fait celle qui avait le regard de la pro. J'ai observé au loin le soleil tombant avec la dureté des ciels bleus d'hiver sur Notre-Dame, j'ai visé la massive cathédrale et tenant la cible de pierres dans mon collimateur, j'ai demandé à O. : "alors là, il faut une petite ouverture de la focale et une vitesse d'obturation rapide, c'est ça ?" Stevee a eu l'air impressionné. Elle a regardé son petit autofocus, et elle s'est sentie un peu minable. Je l'ai rassurée tout de suite : "En fait, j'y connais pas grand chose ! J'essaie de me mettre à la photographie, mais mon savoir n'est pour l'instant que purement théorique. J'ai lu tout ça dans les livres..."C'est donc ainsi que l'équipée photographique est partie dans Paris, chacun armé de mitraillettes de calibres différents. Nous avons marché ensemble dans le froid glacial des bords de Seine, tenant à bout d'oeil un viseur ouvrant sur la ville. Le parvis de Notre-Dame et ses hordes de Japonais, la place de l'Hôtel de Ville et ses patineurs amateurs sur le rectangle de glace artificielle, le Pont Neuf et le poids de ses siècles traversant les eaux éphémères du fleuve, le Vert Galant et son bout de terre bétonné qui meurt au milieu d'une Seine qui imite la mer, le Luxembourg et ses canards pétrifiés au milieu du grand bassin gelé. Un dimanche parisien éclairé par le projecteur d'un soleil anticyclonique s'est immobilisé sous nos regards, l'instant soudainement se métamorphosant en une éternité improbable, voire inavouable.
Quelques heures plus tard, nous nous sommes séparés. D'abord les copines, lorsque la nuit a commencé à entourer le jardin du Luxembourg. De nouveau des bises sur les joues glacées et un sonore "tu me montreras tes photos !" Bien plus tard, c'est O. que j'ai laissé, au volant de sa voiture qui m'avait raccompagnée dans la nuit cette fois-ci fermement tombée sur la ville. La main sur mon genou, il s'est penché vers moi et a glissé dans mon oreille un affectueux "bonne nuit". J'avais récupéré mon appareil photo et lui le sien. Mais à ce moment là, nous n'y pensions plus.
Le lendemain, revenue près de mon ordinateur, j'ai branché le câble USB entre l'unité centrale du PC et l'appareil numérique et, une à une, j'ai vu apparaître les photos qu'il avait prise. Un Paris que je n'avais pas vu, me situant à un autre niveau du regard, s'est mis à défiler sur l'écran. C'était étrange et magique à la fois. Je voyais son regard. Je ne voyais pas ses yeux, comme d'habitude lorsque je me glisse dans le miroir de ses prunelles, mais je voyais bel et bien son regard - la façon dont il avait vu cette après-midi passée ensemble. Or, ce qu'il avait vu, je ne pouvais l'avoir vu, car j'étais sur la plupart des clichés. J'étais l'élément principal qui s'était glissé dans son objectif entre les monuments, les ponts et les bords de Seine. Quelle surprise de voir qu'au lieu que Paris soit le personnage principal, c'était moi qui était au centre de ses yeux.
Je regarde toutes ces photographies et je les trouve presque toutes très belles. Pourtant, sur aucune d'elles, je ne prends la pose. Ce ne sont pas des photos de touriste en vacances, ni même des clichés de mannequin improvisé. Toutes les photos sont arrachées à un mouvement éphémère et contingent. Mais surtout, toutes les photos ont un ailleurs, un point de fuite, un regard extérieur : sur chacune d'elle, je regarde le photographe et j'entre en communication avec lui. O. est celui qui prend la photo. Inévitablement, il ne peut pas être sur celle-ci. Et pourtant, sur chacune de ces photos, je le vois. Je vois que c'est moi qu'il regardait et que c'est avec son regard aimant qu'il m'a capturée. A contrario, mon regard sur lui est comme un appel. C'est un sourire, c'est un clin d'oeil, c'est un signe. Il n'y a pas de regard neutre. Je le regarde me prendre en photo et je lui offre ma complicité.Il y a tout particulièrement deux photos qui me fascinent. La première représente en premier plan Copine Juju et Stevee qui regarde vers le ciel en souriant. Derrière, sur la droite, un peu en retrait, mais toujours dans la profondeur de champ, on me voit le visage caché derrière le gros objectif. Je photographie les tours de Notre-Dame. O. a photographié mes copines. Ce sont elles qui sont supposées être les personnages principaux du cliché, puisqu'elles sont en premier plan. Mais il semble qu'on ne voit que moi sur la photo - cette présence photographique et photographiée à la fois qui apparaît dans un effet de miroir comme le double féminin du regard photographiant. La seconde photo est tout aussi incongrue. Copine Juju et Stevee sont de dos. On voit la forme variée de leur sac à dos et la stature distincte de leur corps - Stevee est grande alors que Copine Juju est fine et mince. A leur droite, exactement à leur niveau, on me voit. Je marche, comme mes deux amies. Mais à l'envers. C'est-à-dire que je suis face à l'objectif, alors que les deux autres sont de dos. Je fais face au photographe. Sauf que je ne le regarde pas directement. Je me cache derrière l'objectif de l'appareil photo que je tiens entre mes mains. Je le prends en photo en train de me prendre en photo. Là encore, l'effet de miroir est étrange. Là encore, O. est dans la photo. A travers mon image, je le vois distinctement - même s'il est physiquement invisible - dans l'objectif doublé de l'appareil fixé sur la photographie.
La photographie n'est donc pas une objectivation neutre et absolue du regard mécanique et impersonnel, mais est une transposition du regard amoureux. Une photographie est une déclaration d'amour. Là, dans ces photos, il y a la preuve de ce qui existe d'inaliénable entre les amoureux. En fin de compte, c'est aussi et surtout dans la chambre noire de l'appareil photographique que les amants peuvent se lier l'un à l'autre dans une étreinte bien plus forte que si elle était d'ordre corporel.