Dimanche 23 février 2003

Palimpseste
Il m'a emmené voir le bord de la mer. Nous avons roulé vers l'ouest, jusqu'aux plages des Parisiens. Dans cette Normandie envahie les week-end de grand soleil par les voitures immatriculées 75. Nous avions été déjà des tas de fois là bas, en haut des falaises d'Etretat ou sur les promenades chics des villégiatures de la Côte Fleurie. Mais nous n'y étions jamais allés ensemble. Et ensemble, rien que tous les deux, c'est comme si nous y allions pour la première fois.

Les lieux nous sont connus. Ils sont habités par des souvenirs d'époques lointaines pendant lesquelles nous étions des étrangers l'un pour l'autre. Sur le sentier côtier, entre Fécamp et Etretat, il me montre un carré d'herbe qui surplombe les falaises : "regarde, c'est là que j'avais campé avec mon pote Laurent". J'essaie d'imaginer les deux célibataires, dans la boue et le vent - vrai plan galère, dans lequel aucune fille n'aurait accepté de se laisser entraîner. Plus loin, plus tard, on passe devant le mini-golf de Houlgate. Je lui dis : "Il y a une photo de moi sur ce mini-golf. J'ai neuf ou dix ans, une jupe turquoise évasée et deux longues couettes de chaque côté de la tête." Il essaie d'imaginer la petite fille blonde avec ses parents, riant parce qu'elle a réussi à mettre la balle dans le trou au bout du parcours fléché, heureuse d'avoir son papa et sa maman rien que pour elle, le grand frère étant parti en colonie de vacances.

Et puis là, ensemble, dans le présent d'un hiver ensoleillé, nous nous construisons de nouveaux souvenirs. Ces lieux ont été foulés par d'autres temps, d'autres images de nous-mêmes qui, aujourd'hui, sont des silhouettes inconnues pour l'autre et des ombres du passé pour celui qui les porte dans sa mémoire. Aujourd'hui, l'histoire est inédite. Notre regard sur ces horizons déjà contemplés jadis est neuf. Ces lieux sont une sorte de palimpseste : nous réécrivons sur un paysage miraculeusement vierge et nous nous composons un passé ensemble. Sur le sentier de randonnée, sur les beuveries passées des potes étudiants en mal de grands espaces, viennent se réécrire les bisous dans le cou de deux amoureux qui se font photographier ensemble devant les falaises par les promeneurs qu'ils croisent sur le chemin. Derrière les grilles du mini-golf de Houlgate, sur la douceur dorée de l'enfance, viennent se réécrire les chamailleries des amants qui font semblant de se bouder pour mieux se réconcilier après. C'est étrange comme on peut écrire quantité d'histoires différentes sur un même paysage.

De Yport à Etretat à pied

Il y a les histoires des autres, aussi, qui sont tissées dans les lignes de cet horizon normand. Les histoires inventées qui sont inscrites si fortement dans mon imaginaire que je suis convaincue qu'elles se sont réellement passées. Je le force à faire une halte à Deauville. Juste pour voir si on n'y croisera pas Jean-Louis Trintignant et Anouk Aimée sur la plage ou bien Marguerite Duras à la fenêtre d'une grande villa. Nous ne voyons aucun acteur sur les Planches, aucune vieille femme grisonnante sur le bord de mer. Il y a juste des dames en uniforme avec leur immonde manteau de fourrure qui marchent au milieu de la rue, sans se soucier des automobilistes, ou encore des gens qui, sur la plage, promènent leur caniche du bout de sa laisse, tout emmitouflés (les gens et le chien) dans leur manteau blanc. Mais, sur la plage de sable fin, c'est Un homme et une femme qui se joue de nouveau, mais d'une façon complètement différente. L'homme c'est lui, la femme c'est moi. Jamais personne n'avait écrit une telle histoire sur cette plage. C'est pareil à Cabourg. Je le force à s'arrêter devant le Grand Hôtel. Juste pour voir s'il y a Marcel Proust qui se promène dans les rues de son "Balbec" fictif. Marcel n'est pas là. Mais il y a nous deux, au bar-coktail du grand casino, dans les fauteuils bas en cuir, devant un thé chaud.

La mer qui cogne à mes oreilles, le vent qui emmêle mes cheveux, le soleil hivernal qui rougit mes joues. Et puis aussi sa main que je serre très fort de peur qu'elle ne m'échappe, ce regard en amande dans lequel je me plonge, son sourire qui répond au mien. Il y a tout cela sur le palimpseste que j'ai écrit avec lui pendant ce week-end normand.

les Planches à Deauville




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