Mercredi 2 avril 2003

Dans les creux de son visage
"Police nationale". C'est marqué en lettres capitales sur fond d'un drapeau tricolore. Mon coeur se serre un peu. On n'ouvre pas les portes d'un commissariat comme on entre dans un supermarché. Je pénètre dans un grand hall. Je me dirige vers l'accueil. Ca ne ressemble pas aux commissariats des séries télévisées. C'est grand, c'est froid, et puis surtout c'est vide. Une fille avec un pull bleu marine lève la tête en me voyant. "C'est pour quoi ?". L'air n'est pas franchement aimable. Elle n'est pas agressive, mais on sent tout de suite à qui on en a faire : la fille un peu rude qui sait ne pas se faire marcher sur les pieds et qui ne s'embarrassent pas des questions superflues. J'explique mon cas : un vol de clés... lycée... "OK, mon collègue est occupé pour le moment, allez vous asseoir". Je me retourne. Dans le grand hall vide, il y a des chaises disposées en carré ouvert devant une table.

Je choisis la chaise du milieu. Sur la petite table, il y a quelques magazines. Deux Femme actuelle et un Elle. A croire qu'il n'y a que les dames qui viennent patienter sur les chaises du commissariat. Devant les journaux, il y a une plante verte. L'archétype de la plante verte idiote qu'on a collé là pour faire semblant de décorer et d'ajouter un peu de convivialité. Mes yeux se perdent sur la table devant moi. "Perdez vos kilos avant l'été", qu'ils disent dans Femme Actuelle. Pendant ce temps la plante verte se dessèche sous ses feuilles poussiéreuses.

De l'autre côté, un bureau est ouvert. Je vois une femme assise. Un homme debout, à côté d'elle. J'entends quelques mots à peine. "Grille ouverte... à Bordeaux... oui, téléphoner..." La femme a un accent étranger que je n'arrive pas bien à identifier. Elle parle de façon posée et appliquée, mais ses yeux sont hagards. Comme lorsqu'on vit en plein cauchemar et qu'on se rend compte, dans un surplus de conscience, que ce cauchemar est la réalité. L'homme derrière elle est nerveux. Il avance, il recule. Il a des bottes de cow-boy et le visage halé des hommes de la terre. Il va, il vient. Il parle d'un ton ferme. Il ne se laisse pas envahir par le cauchemar, lui, car il lutte avec sa colère. Je ne vois pas le commissaire ou l'inspecteur. Je vois juste l'homme et la femme dans ce bureau. Et leur visage défait dont les mots se perdent dans l'espace qui nous sépare.

Trois hommes entrent. Deux d'entre eux sont grands et maigres, plutôt jeunes. On dirait des Roumains. Je ne sais pas pourquoi je pense à des Roumains. Je ne sais quel préjugé me pousse à cataloguer ces individus inconnus. Le troisième homme qui les accompagne est différent. Plus âgé, mieux habillé, petit et trapu. La fille de l'accueil les écoute et leur désigne les chaises près de moi. L'un des hommes s'assoit à côté de moi et feuillette frénétiquement le Femme Actuelle. Mais qui donc a eu l'idée de mettre des Femme Actuelle dans un commissariat ?

Dans le bureau d'en face, la femme s'est levée. Ils sortent du bureau. En fait, ils étaient trois. Je ne pouvais pas voir l'homme assis à côté de la femme. Il est jeune, petit, nerveux. Il a le même visage paralysé par l'inquiétude que l'homme et la femme. Ils sont à l'accueil et ils finissent de parler avec le policier qui les a reçus. Un homme tout en noir, qui ne porte pas l'uniforme. L'homme jeune dit : "elle a tiré 40 euros samedi à Bordeaux". L'homme aux bottes de cow-boy dit : "dans le train, elle se sera faite agressée... il suffit qu'elle soit tombée sur un petit malfrat...". La femme ne dit rien. Il y a juste les traits de son visage qui se contractent davantage. Le policier leur serre la main. L'air navré. Comme s'il n'était pas habitué encore à côtoyer la souffrance des victimes. Il leur tend une carte de visite et dit : "téléphonez moi ce soir". Ils acquiescent. Puis ils s'en vont. Le policier parle quelques minutes avec un collègue en uniforme. Je ne sais pas ce qu'ils se disent. Certainement la vérité - la vérité qu'on ne peut pas dire à des parents catastrophés et à un mari effaré. Les policiers savent ce que les faits ne leur ont pas encore appris. Ils savent ce qu'il arrive aux femmes perdues dans un train roulant entre Bordeaux et Paris. Ils savent, mais ils ne disent rien. Tant que les preuves ne sont pas là, pourquoi dire "on sait" à ceux qui savent eux aussi mais qui veulent retarder le moment de s'en rendre compte ?

Le policier en uniforme a fini de discuter. Il lève la tête : "c'est à qui ?" La fille de l'accueil me désigne du doigt : "c'est à la dame, là bas, c'est pour un vol de clés".

C'est drôle, soudain mon histoire semble moins tragique. Que valent mes pleurs d'hier face au cauchemar éveillé de la femme au visage crevassé par l'inquiétude ? Le malheur a des degrés. Mes ennuis sont lourds à porter. Mais les siens ?


Introduisez votre adresse e-mail
pour être averti lorsqu'un nouveau Regard sera ouvert :
InscriptionDésinscription


Il y a un an.
Il y a deux ans.
Il y a trois ans.

pour m'écrire


Hier Retour à la page d'accueil Demain