Mercredi 9 avril 2003

Souffler
Bien sûr, il y a eu des sourires ces derniers jours : le printemps qui s'enroule entre les pédales de ma bicyclette, là bas, avec lui, au bord de l'eau ; les dimanches matins qui s'étirent sous les parfums de gâteau au chocolat, son oeuvre culinaire à lui, en bas, dans la cuisine ; les ballades dans la forêt, entre le sable et les rochers, là haut, sur ses épaules à lui ; les matinées qui roucoulent au fond du lit avec lui, et les pigeons, au-dessus, sur le toit de la chambre. Oui, bien sûr, il y a eu tous ces rires ressemblants à la jeunesse et à la légèreté des jours ensoleillés. Des rires inespérés, mais des rires qui étaient bien là quand même, au fond de ma gorge. Des rires que sa langue à lui est allée chercher pour les ramener au bord de mes lèvres et les déposer sur les siennes. Oui, bien sûr, il y avait toute cette gaieté. Et heureusement.

Heureusement, parce qu'il y a eu aussi tout le reste, ces derniers jours : le corps qui se courbature sous la fatigue qui m'encercle toute entière ; les longues journées passées à courir d'un lycée à l'autre ; les corrections abrutissantes de copies à la chaîne ; l'ennui sonore des Poulpes qui se foutent des cours et qui ne se gênent pas pour le dire. Je me répète, je sais, mais pourtant c'est vrai : j'ai cru bien souvent que cet emploi du temps de dingue me rendrait folle. Trop de classes, trop d'élèves, trop d'heures, trop de déplacements inutiles : cette année m'a condamnée à ne rêver qu'aux vacances et au temps hors travail. Toujours cette impression de donner trop pour rien me poursuit et me dévore. Je n'ai pas le temps de m'appliquer, je cours tout le temps. Parfois - souvent - j'ai envie de m'asseoir, de me reposer, là, les bras ballants, les yeux clos. Ou bien encore de lever la main et de crier "Pouce ! Je ne joue plus !". Juste avoir une pause, rien qu'une petite pause pour souffler. Souffler pour mieux digérer les ennuis qui m'assomment - comme en particulier la perte (le vol ?) de mes clés, avec tous les problèmes que cela a provoqué.

Souffler, je veux souffler.

Alors l'autre midi, lorsque j'ai trouvé dans mon casier au lycée, une enveloppe à mon nom, avec à l'intérieur l'annonce officielle que ma demande de disponibilité est accordée, je ne suis pas arrivée à y croire ! On m'avait dit que je n'avais aucune chance, qu'on ne me laisserait jamais prendre une année sabbatique, qu'on avait trop besoin de profs pour remplir les cases, qu'il fallait que je prenne mon mal en patience, etc. Contre toute attente, j'ai obtenu mon année de liberté. On me l'offre - cadeau chèrement gagné, certes, puisque durant cette année je ne serai pas du tout payée et je n'aurai aucune source de revenu. Mais c'est un cadeau quand même. Oh, je ne suis pas dupe. Je sais pourquoi l'Education Nationale me fait ce "cadeau" : elle veut simplement se débarrasser de moi. Le ministère a décidé qu'il n'y aurait plus de professeurs remplaçants, parce qu'il y a, paraît-il, trop de professeurs payés à ne rien faire, et qu'il vaut mieux mettre à la place des petits étudiants non qualifiés, non formés. Peu importe s'ils n'ont pas les compétences ou l'expérience, tant pis si on doit les exploiter et les mettre en situation précaire et instable, ce qui compte simplement est qu'il y ait quelqu'un devant la classe qui fasse office de prof. Mon poste, bientôt, n'existera plus, alors pour éviter la carte scolaire, on a accepté de me laisser prendre l'air le temps d'une année.

Mais après tout, peu importe les raisons. Pendant une année je n'aurai plus à soupirer devant les absurdités du système. Pendant une année peut-être, enfin, je vais pouvoir souffler. Souffler !

dans ses cheveux



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