Chers tous,Pardonnez la formule d'accroche, mais je voulais m'adresser à vous tous, Lecteurs. Quand j'étais petite, cette adresse, "chers tous", m'avait beaucoup fascinée. C'est elle que je trouvais au début des lettres de cousins éloignés qu'on voyait dans la famille tous les cinq ans et qui écrivaient une unique carte au moment des voeux du nouvel an. Ca me surprenait beaucoup de voir qu'on pouvait ainsi employer le mot "tous" sous la forme d'un collectif, comme un nom propre. La formule était bizarre, mais elle avait le mérite d'être courte et de n'oublier personne. Alors lorsqu'à l'âge de dix ans je suis partie pour la première fois en colonie de vacances, je l'ai moi aussi utilisée pour écrire à mes parents. C'était pratique : je n'avais pas besoin d'écrire "chère Maman, cher Papa, cher frère, chère Minette" (le chat de la famille à l'époque), mais un unique "cher tous", propre, net, conciliateur.
Mais je digresse, là, je voulais juste dire que c'est à vous que je voulais écrire, Lecteurs. Alors voilà, sans emphase, je commence vraiment :
Chers tous,Notez que ma formule initiale, même si elle est familiale et conviviale a quelque chose d'un peu grandiloquent. Ne prenez pas peur, je n'ai rien de spécial à vous dire. Je ne vais pas vous annoncer que j'ai décidé de fermer en grande fanfare mon journal, ni que je vais partir pour l'autre bout de la planète, ni que je vais me marier, ou que sais-je encore. En fait, je vous écris simplement parce que je ne vous ai pas adressé directement la parole depuis des mois. Certes, j'essaie d'écrire assez régulièrement dans mon journal lorsque le temps m'en ai donné, certes j'avais organisé un sondage il y a quelque temps, mais à part ça, quand est-ce que pour la dernière fois je vous ai parlé ? J'écris dans mon coin. Vous me lisez dans votre coin. Et puis voilà. Ce journal n'a-t-il pas alors d'interactif que le nom ? Certes, chacun y trouve son compte. Mais que cache cet accord tacite, ce silence partagé, ce retrait affiché ? Est-ce l'engagement que nous avons trouvé plus ou moins consciemment afin de, pour moi, préserver ma pudeur, et pour vous, ôter toute impression de voyeurisme ? Si je ne vous parle pas, c'est comme si vous n'étiez pas là au fond. Donc je peux plus facilement parler de moi-même sans me sentir envahie et vous, vous pouvez continuer à me lire sans passer pour des intrus. Car en réalité, peut-on être vraiment ouvert sur l'extérieur et à l'écoute de soi-même ? Peut-on sans contradiction concilier la volonté de communication avec les autres et le désir de discours authentique sur soi ? C'est le débat propre au journal intime en ligne. Mais à vrai dire je ne pense pas l'avoir résolu.
Aux tous débuts de mon journal, j'avais constamment besoin de vous. Vous étiez sinon la raison d'être, du moins la condition d'existence de ce journal. J'écrivais parce que vous me lisiez. J'écrivais pour que vous me lisiez. Cause ou conséquence, quel que soit l'endroit où vous étiez situés, vous étiez là. Vous m'observiez et plus vous me regardiez, plus j'avais envie de me montrer à vous, de vous faire voir qui j'étais. Si on est altruiste, on dira que mon écriture était un don. En fait, j'avais surtout l'impensable besoin de me sentir exister dans mes mots sous votre regard. Vous me lisiez, j'existais. Vous ne me lisiez pas parce que j'existais et que j'étais là pour me raconter, mais j'existais parce que vous me lisiez et que vous étiez là pour donner une réalité objective à la confusion et à l'hésitation de mes pensées.
Je parle au passé, parce qu'aujourd'hui, ce n'est pas tout à fait comme avant. J'écris toujours pour recevoir la preuve que j'existe. Mais ce n'est pas tout à fait pareil. Peut-être parce que désormais j'ai le sentiment d'exister ailleurs, en dehors de vous ? Peut-être parce qu'aujourd'hui je n'ai plus besoin que vous me teniez par la main pour que je continue d'avancer ?
Vous êtes toujours là, chers tous. Je ne sais d'où vous venez, puisqu'aujourd'hui je ne suis plus référencée nulle part, sur aucun regroupement quel qu'il soit, sur aucun moteur de recherche - juste dans les liens de quelques sites amis. Je ne fais plus de publicité, je ne clame plus ma présence, et pourtant vous êtes là, toujours plus nombreux au fil des années. Pour un grand nombre d'entre vous, je ne sais qui vous êtes. Parfois un nom s'ajoute à ma liste de diffusion. Un nom inconnu, sans visage, sans origine, venu de nulle part. J'enregistre le nom, ne lui souhaitant pas même la bienvenue, étant donné qu'il n'a pas lui-même dit bonjour en arrivant. Et puis je continue à écrire, comme si de rien n'était. Parfois je voudrais lui taper du coude, à cet inconnu, lui dire : "hep ! t'es qui, toi ? d'où tu viens ?" Et puis je n'en fais rien. Comme si ça ne me regardait pas. Vous et moi, nous sommes discrets l'un pour l'autre. Nous marchons ensemble, mais nous ne nous regardons pas, ni ne nous adressons la parole. Vous m'accompagnez en me suivant de loin. Vous êtes là, et ça doit me suffire. Je suis là, et ça doit vous satisfaire. Je vous parle, vous m'écoutez : voilà les termes de notre contrat tacite. Nous vivons ensemble dans l'isolement et le recul. Une vie commune sous des toits multiples et dans un silence partagé.
Chers tous, vous voyez, je n'ai rien de spécial à vous dire. Je voulais juste vous rappeler que je sais que vous êtes là et que j'en suis reconnaissante. J'ignore qui vous êtes et ce qui fait que vous me lisez. J'ignore ce que vous recherchez dans mes mots. J'ignore ce qui vous pousse à revenir me voir. Peut-être vous, avez-vous l'impression de me connaître. Vous pensez savoir qui je suis, tout en étant conscient que je ne peux que vous échapper. Nous partageons chacun nos non-dit et nos mystères, n'est-ce pas ?
Chers tous, vous voyez que j'ai trouvé la formule pour vous écrire. Je ne peux vous appeler chacun par votre prénom, puisque je ne vous connais pas. Et pourtant vous m'êtes "chers", je le sais.
Bien à vous,
Eva.