Ecrasée par un soleil estival qui, en plein printemps, s’est trompé de saison, j’avance tout droit dans les dunes. A ma droite, de l’autre côté de la colline de sable fin, sous les roseaux bercés par le vent, il y a la mer qui se cache. Cette mer froide qui, au bout de son bras, mène à l’Angleterre et au bord de laquelle pointent les tours de l’usine de retraitement de la Hague qui semblent religieusement surveiller l’horizon comme les minarets d’une mosquée orientale. J’avance droit dans les dunes. Je monte, je descends, je monte, je redescends. J’ai abandonné avec mes compagnons de marche le chemin balisé. Celui-ci est trop timide, trop effacé : il croit qu’il vaut mieux contourner les obstacles plutôt que de les affronter et il s’évertue à ne se mouvoir que sur du plat. Je préfère les bosses que forment les masses de sable qui s’étalent sous mes pieds. Je monte, je descends, heurtant mes talons dans le sable qui m’enfonce jusqu’à la cheville ou bien bousculant les pointes de mes grosses chaussures de randonnée sur la mousse séchée des dunes.Je marche droit dans les dunes et de loin, on pourrait croire que je sais où je vais et que j’y vais avec aplomb et assurance. La côte est à ma droite, je le sais. Je ne prends donc pas tant de risques que cela. Pourtant, le chemin officiel serait tellement plus rassurant, tellement moins fatiguant : plat et non pas escarpé, apprivoisé et non pas sauvage, il m’emmènerait en toute sécurité là où je voudrais, m’indiquant même en les chiffrant les efforts à fournir au fil des kilomètres. Mais non, je préfère le chemin buissonnier parmi les dunes. Faire semblant d’ignorer les difficultés et filer droit, tête baissée pour ne pas voir l’obstacle qui m’attend. Le vent souffle fort, là bas, du côté de la plage. Je l’entends. Le soleil tape dur, au zénith d’un ciel bleu dans sa pureté immaculée. Je le sens me brûler. Le sable s’amuse à venir se glisser dans mes chaussures. Je le vois s’infiltrer doucement entre mes chevilles et mes chaussettes, jouant l’envahisseur.
Je marche droit dans les dunes. Dans les côtes, mon souffle s’accélère. La montée est rude et abrupte, mine de rien. Tout en haut, parfois un bout de mer apparaît, bleu et mouvant, au large du Nez de Jobourg qui vient laper l’eau. Tout en haut, toujours je viens me gorger de vent et de soleil. Il paraît que le vent, c’est la liberté qui vient emmêler les cheveux des filles, creuser les visages asséchés des garçons et faire s’envoler les corps fragiles des enfants. C’est vrai, tout me dit que c’est vrai. Puis, quelques secondes après l’avoir gravie, c’est le moment de descendre la dune. C’est facile, il suffit de laisser les pieds entraîner tout le reste du corps. On peut étendre les bras aux vents, pour imiter les premiers hommes qui s’amusèrent à se prendre pour des oiseaux volants, et laisser le vent battre la face qu’on lui présente. Déjà, je me retrouve tout en bas de la dune. Il suffit de marcher quelques mètres pour en rencontrer une autre, plus haute parfois, ou bien plus arrondie, ou encore à peine dénivelée. Et puis alors tout recommencer à nouveau : le coeur qui bat plus fort dans la montée, les cheveux qui s’envolent, le regard qui se perd dans l’horizon, et le corps qui glisse à toute vitesse dans la précipitation de la descente.
Je marche droit dans les dunes. On pourrait croire que je sais où je vais. Rien n’est plus faux. A chaque pas, j’ai l’impression que ma vie m’échappe. Tout bouge, et moi avec. Et je ne sais pas où je vais. Si j’avance droit, c’est pour me donner l’illusion que les certitudes m’ont attrapée et qu’elles ne me lâcheront pas. Je veux croire que l’avenir est tout au bout de la côte, de l’autre côté des dunes de sable. Mais en réalité, je ne sais rien. Et s’il y avait un mur en amont de la dune ? Un blockhaus de béton et de fer sur lequel je vais me cogner et me blesser ? Rien ne peut me dire le contraire. Mais c’est trop tard. J’ai choisi de traverser les dunes en leur coeur et de quitter le chemin tranquille. Je ne peux plus reculer et reprendre la route balisée, même si faire du hors-piste m’effraie. Je suis embarquée.
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