Mardi 13 mai 2003

L'éternité dure cinq jours
C'est dimanche soir dans une petite gare d'une petite ville de province. Le quai est rempli de gens en shorts et en tee-shirts et avec des valises à la main. Il a fait si beau pendant ce long week-end de quatre jours que beaucoup se sont crus en vacances. Je suis sûre que la petite gare n'a jamais été si bondée.

Une voix féminine parle dans le haut-parleur. Le train en direction de Paris vient d'entrer en gare et les voyageurs sont invités à se présenter sur le quai A. Il y a dix minutes d'arrêt. Ce n'est pas très difficile de trouver le quai. Il n'y en a que deux. Les voyageurs, déjà, se précipitent vers les wagons. Nous attendons quelques instants, puis nous les suivons tout doucement. O. porte son gros sac bleu en bandoulière et je tiens dans ma main son carton à photos. Nous marchons infiniment doucement, comme pour étirer le temps et reculer l'instant fatal. Un dernier baiser effleuré du bout des lèvres, une dernière promesse échangée entre deux chamailleries d'amoureux, puis de nouveau un dernier baiser faisant mentir le prétendu dernier qui n'était finalement qu'un prélude aux adieux. Il dit : "encore une éternité loin de toi...". Oui, cinq jours, c'est ça l'éternité. Il dit : "je veux partir avec le parfum de ta peau pour toujours le sentir en moi, quand je serai là bas dans cette ville froide et sale". Je ne sais plus ce que je réponds. Je sais seulement que je serre sa main, comme pour à mon tour en laisser l'empreinte dans la mienne.

Maintenant, les voyageurs sont tous montés dans le train. Il ne reste plus sur le quai que les gens qui restent. Les gens qui habitent ici et qui laissent leur mari, leur enfant, leur mère repartir loin d'eux, à Paris. Je le regarde monter dans le wagon, le suivant du regard à travers la vitre sale. Il se faufile avec son sac entre les sièges déjà occupés et finit par trouver une place libre près de la fenêtre. Le train part dans trois minutes. Il nous reste trois minutes. Trois minutes, ça dure combien de temps ? Il colle sa main gauche contre la paroi de la vitre. Je vois les lignes de sa main qui se dessinent presque artificiellement et, de l'autre côté de la fenêtre, les lignes de ma main droite viennent recouvrir les siennes. Puis nous reposons nos mains. Il y a la vitre entre nous. Nous ne pouvons pas nous toucher. Nous ne pouvons pas nous parler.

A côté de moi, il y a un homme qui tient un mouchoir blanc. Il y a une larme qui coule le long de sa joue. Je ne vois pas la personne à qui il dit adieu. C'est émouvant, une larme dans les yeux d'un homme. C'est certainement l'éternité de la séparation à laquelle il ne veut pas, lui non plus, se confronter. De l'autre côté, vers la tête du train, il y a des amoureux qui s'embrassent, sur le bord des marchepieds. Deux jeunes couples, chacun à une des portes du wagon. J'imagine quelques secondes que le train soudain va s'en aller sans prévenir et que les bouches vont se décoller par la force du mouvement. C'est étrange comme on se transforme en ventouse buccale quand on est jeune et qu'on aime.

Dans une minute, maintenant, l'éternité va commencer. On sait tous les deux qu'il est inutile de déposer des larmes dans un mouchoir blanc ni d'emmêler nos langues pour se dire qu'on ne s'oubliera pas pendant cette nouvelle éternité qui débute tous les dimanches soirs. O. n'aime pas être triste. O. ne sait pas être malheureux. Alors, de l'autre côté de la vitre, il fait des grimaces. Et moi je rigole comme si j'étais une gamine. Je ris fort. Un couple assez âgé, à côté de l'homme au mouchoir blanc, me regarde, puis regarde cet homme que je regarde de l'autre côté de la fenêtre qui se prend pour un gosse, et de nouveau dirige leurs yeux vers moi. O. fait n'importe quoi. Et moi je rigole. O. imite le vieux chef de gare bedonnant et à la barbe grise et frisée qui se tient de l'autre côté du quai. Il gonfle ses joues, met son ventre en avant et se gratte le menton comme s'il caressait une longue barbe. Et je rigole encore plus fort. Le couple à côté de moi n'y comprend rien.

Voilà, maintenant, le train se met en mouvement. Les portes ont claqué. Les roues, doucement, grincent sur les rails. Déjà, un des amoureux à la bouche en ventouse - le garçon, pas la la fille, qui est restée dans le wagon - se dirige vers la sortie. Moi, je veux voir le train partir. J'accompagne son mouvement en marchant, puis en courant sur le quai. Le couple me regarde encore. Ils se demandent certainement jusqu'à où je vais bien pouvoir courir comme ça, le long du train. Je sais bien que le quai va s'arrêter et que mon souffle va trop s'accélérer dans ma gorge, mais s'il me plaît à moi de le regarder une dernière fois ?

Je ne vais pas jusqu'au bout du quai. C'est trop tard. Le train est parti maintenant. Je sors de la gare, je retourne à ma voiture. Je suis seule. Devant moi, il y a l'homme au mouchoir blanc qui semble ne pas pouvoir s'arrêter de pleurer. Il est seul. C'est l'éternité maintenant.

Heureusement, pour moi, pour nous, l'éternité ne dure que cinq jours.


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