J'en veux au temps qui me vole mes mots. Et s'il me vole mes mots, ne me vole-t-il pas en même temps mon histoire ? Si je ne peux pas écrire ce que je vis, est-ce que je le vis vraiment ? Il me semble parfois que les choses n'acquièrent leur véritable existence que dans leur mise en langage. Ce qui reste dans le mutisme du silence n'a que la réalité des songes. Ce que je refuse, je le tais, comme si je pouvais ainsi l'effacer. Au contraire, si je me mets à parler de ce dont j'ai peur, ces craintes soudain disparaissent : matérialisées par les mots, elles se sont aperçues qu'elles n'étaient objectivement que du vent. J'écris, donc je suis, et non pas seulement j'écris parce que je suis.Alors si le temps vient me prendre par surprise, reculant mon existence dans la fatigue du silence, que devient mon existence ? Si je ne peux pas parler de sa main chaude enveloppant la mienne, de ces matins paresseux dans le soleil de mai sortant du toit pour nous taquiner la peau, de ces après-midi passées à travailler avec lui sur la pelouse du parc, de ces jeux qui nous font perdre quinze ans... est-ce que tout cela existe quand même ? Est-ce que sa main continuera à serrer la mienne si les mots ne viennent pas fixer notre étreinte ? Est-ce que la chaleur naissante du printemps pourra continuer de réchauffer ma peau lorsque les matins noirs de l'hiver seront revenus ? Est-ce que je saurai que ce jour là j'ai corrigé des copies entre les canards et les pâquerettes si personne n'en a parlé ? Est-ce que nous aurons toujours quinze ans dans quinze ans, ayant perdu à tout jamais notre trentaine menaçante ? Non, ce que je ne dis pas n'existe pas et je perds mon amour dans le silence.
Le temps vient aussi dérober les mots de mon chagrin et de ma douleur. L'autre soir, j'étais triste, très triste, désespérée par cette vie professionnelle dans laquelle il me semble piétiner. J'ai voulu sécher mes larmes, me lever du canapé et transformer ma souffrance en mots. Pas pour l'éradiquer. Simplement pour marquer ce jour là d'une pierre blanche - celle de la pâle tristesse, celle qui enferme les visages fermés dans le désespoir. Ecrire les jours de grandes douleurs, c'est affirmer qu'au moins on ne souffre pas pour rien. La douleur sans mots est sourde et dévorante. Avec les mots, elle devient presque sensée. Une douleur qui a un sens mérite d'être vécue. Soudain, elle sert à quelque chose. C'est un cri arraché à la poésie, et plus seulement une éruption du corps.
C'est pour cela que je hais le temps quand il se met à prendre toute mon existence pour ne rien laisser derrière lui : j'ai peur alors de ne plus exister.