Mardi 20 mai 2003

C'est un beau métier
C'est un beau métier. Oui, c'est un très beau métier. Ouvrir l'esprit des gamins. Leur montrer que le monde est immense et que la richesse qui le compose est inépuisable. Leur apprendre à penser - c'est-à-dire leur apprendre à être libre. Adolescente, j'ai aimé l'école, parce qu'elle m'a donné le monde. Rien que cela : le monde ! Quand on est petit, entre les jupes de sa mère et la barbe de son père, on est persuadé que le monde est facile et rassurant : on croit qu'on y est, qu'il est là, dans cette chaleur ouatée, dans les bisous de maman et les jeux du grand-frère. Et puis on nous sort de force de la maison un matin de septembre et on nous colle un sac sur le dos, et puis on nous dit : voilà, c'est là maintenant, sur ce banc, que tu vas passer tes quinze prochaines années. Je ne crois pas que sur les joues de la petite fille blonde que j'étais il y ait eu des larmes. Mais cela a dû être dur, c'est sûr : tout quitter - la douceur, la paresse, l'ignorance - pour l'inconnu étourdissant.

Entrer à l'école, c'est d'abord se confronter de plein fouet à la violence. La violence de l'arrachement aux bras rassurants. Dire adieu à ce monde du silence qu'est l'enfance et se prendre en pleine figure la claque terrible : "tu vas apprendre, gamin, que le monde n'est pas comme tu l'as toujours cru. Le monde est plus grand, plus compliqué, plus dur... et puis plus beau aussi. Tu vas te mettre ça dans le crâne, gamin ! De gré ou de force !" J'imagine que c'est cela que l'on dit aux enfants quand on leur ouvre pour la première fois la porte de l'école. Entrer à l'école, c'est se heurter à la violence. Et pourtant, je crois que c'est justement cette violence qui m'a fait naître. J'ai tout appris ce qu'il fallait pour vivre : 1515, les équations du 2nd degré, l'accord du participe passé avec le COD, la reproduction des grenouilles, Louis XVI guillotiné... toutes ces vérités effroyablement inutiles et sans importance qui m'ont, dans leur incroyable vanité, appris la plus grande des choses : l'extrême nécessité de l'inutilité. En entrant à l'école, le monde s'est mis à exister pour moi, et j'ai découvert qu'il était futile et infini à la fois. Je ne crois pas que j'aurais pu commencer à exister si je n'avais pas su ces deux vérités là. La plus grande des violences de l'école, c'est la claque donnée par le savoir. Aller à l'école, c'est apprendre qu'on ne sait rien et qu'on ne saura même pas le dixième du quart des choses à savoir pour bien vivre. Pour moi, la violence à laquelle j'étais confrontée à l'école, c'était celle du savoir et de la connaissance.

Pourtant, je le répète, enseigner, c'est un très beau métier. Le maître donne des coups, frappe l'ignorance, combat les préjugés, fait la guerre aux erreurs. Etre professeur, c'est être la violence qui saura combattre l'autre violence, la plus insidieuse, la plus terrible des violences - celle de l'ignorance et du préjugés. Enseigner, c'est faire la guerre. Le savoir contre l'ignorance, la lumière contre l'obscurité. La métaphore est éculée. On se demande si elle veut dire encore quelque chose. Et pourtant, qu'est-ce que l'instruction, si ce n'est pas la victoire de la lumière de la vérité sur l'obscurantisme ? Enseigner, c'est éclairer. Tant pis si je suis en plein XVIIIème siècle en disant cela. Pardonnez tout à la fois ma naïveté et ma grandiloquence.

Tout cela est vrai, j'en suis convaincue. Je l'ai cru, je le crois encore. Mais... Mais après plus de trois ans de guerre, je n'ai toujours pas réussi à gagner un seul combat. Je suis la prof. C'est moi qui montre le monde, c'est moi qui remue les esprits englués dans l'ignorance. La violence du savoir, c'est moi. J'ai cru vaincre mon plus grand ennemi - l'ignorance, ou pire le désir parfaitement conscient et assumé de rester dans l'ignorance et de s'y vautrer en toute quiétude. C'était lui mon ennemi - la bêtise, le préjugé, la paresse intellectuelle. Aujourd'hui, c'est toujours lui. Je n'ai pas gagné, j'ai perdu. Et mon échec me fait mal.

C'est un beau métier, je le sais, et c'est cela justement qui est le plus difficile à supporter. C'est compréhensible, et même normal, de ne pas aimer son métier quand on balaie les rues ou qu'on lave les vitres. On se dit que ce n'est pas ça qui compte, que la vérité est ailleurs, que la vie commence à 18 heures, après la journée de boulot. Mais enfin, est-ce acceptable de ne pas aimer le plus beau métier du monde, de ne pas s'y reconnaître, de ne pas savoir s'y impliquer directement ? J'ai honte de ne pas suffisamment aimer mon métier. J'ai honte de ne pas y arriver comme j'aimerais. J'ai honte de voir ma violence libératrice vaincue par la violence emprisonnante. Il y a toujours ces questions qui reviennent : pourquoi je n'y arrive pas ? Pourquoi le gamin ne veut-il pas que je lui montre le monde ? Pourquoi refuse-t-il délibérément la liberté du savoir ? Pourquoi je l'ennuie et l'indiffère ? Pourquoi se fout-il de ce que je lui raconte ? Où ai-je fauté ? Quelle est mon erreur ?

Il y a a bien eu un défaut quelque part dans le parcours, puisque j'en suis restée au stade de la pure confrontation de violences, alors qu'il aurait dû naître de celle-ci une libération. Ce que je constate aujourd'hui, c'est que je suis restée dans ma prison - la prison des idéaux et des utopies - et que les Poulpes sont restés dans la leur - celle du refus et de l'ignorance. Aujourd'hui, l'année est presque finie. Une page de ma vie va se tourner. Mais toujours il restera en moi cette image des Poulpes et moi se regardant en tête à tête, chacun contemplant l'échec de l'autre.

la pointe du Hoc



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