On boit un chocolat chaud, Copine Juju et moi, dans le grand hall de la Sorbonne. On est assises sur un banc en bois, au pied de la grande bibliothèque universitaire. Un chocolat chaud à 70 centimes d'euros dans un gobelet en plastique. Soudain une fille s'approche de nous. Elle nous demande si nous sommes étudiantes en philo. On dit oui, comme ça, un peu au hasard. Elle nous demande où sont affichés les résultats de l'agrég. On lui explique. Et puis elle nous pose des questions : et l'agrég, vous l'avez réussi, vous ? parce que moi, je n'ai pas été admissible, oui, c'est terrible, mais non, je n'ai pas pu aller à l'oral, il me reste plus qu'à la repasser encore, oui, c'est pas évident... Elle nous appelle "mademoiselle" quand elle s'adresse à nous. Pourtant elle doit avoir notre âge, à peine plus jeune. Je ne vois pas grand chose d'elle. Seulement son ventre un peu bourrelé qui sort de son jean. (Est-ce étudié pour ?) Elle nous parle encore, à Juju et à moi. Voilà maintenant qu'elle nous raconte sa vie. Comme ça. Alors qu'on ne lui a rien demandé. Elle se met à décrire en détail son mémoire de maîtrise sur Kant. Oui, vous comprenez, mon directeur de recherche m'a fait faire en un an ce qui se fait en quatre ans... J'en pouvais plus après. En un an ce qui demande quatre ans d'étude, vous vous rendez compte ? Je n'ai fait que ça. Je me suis payée toutes les Critiques de A à Z, c'était un travail de titan... On dit oui, oui, parce que Juju et moi, on est polies. Mais on est mal à l'aise. La fille parle vite, a l'air un peu survolté. Oui, vraiment, elle a trop étudié, ça se voit. Au bout d'un moment, elle s'arrête de parler de son mémoire auquel on n'a rien à faire. Elle se tourne vers moi. L'interrogatoire reprend : Et vous, votre maîtrise, vous l'avez faite sur quoi ? Je réponds vaguement. C'est loin, tout ça, pour moi, je n'ai pas envie d'en parler. Elle me regarde et puis me dit en désignant du doigt la grande porte située à sa gauche : vous êtes la réplique exacte de la jeune fille représentée sur la fresque dans l'amphi là bas, c'est fou ! Je dis Ah bon, ne sachant pas si je dois être flattée d'avoir été comparée à une héroïne de Puvis de Chavane. Enfin, quelques minutes plus tard, elle finit par s'en aller, comme elle est venue, d'un coup. Elle dit : Au-revoir, mesdemoiselles et puis elle s'en va.Copine Juju pose son gobelet en plastique vide sur le banc : Dis, tu m'avertiras si un jour je deviens aussi frappée qu'elle ? Les études rendent fou, c'est une certitude maintenant...