Jeudi 26 juin 2003

Paris, c'est l'Autre
Je marche dans Paris. Presque ma nouvelle ville - ma nouvelle vie - désormais. Le soleil trop lumineux me pique les yeux et m'oblige à dessiner un rictus figé sur le coin de mes lèvres et la chaleur moite colle à tout mon corps sous la fine couche de ma robe bleue. Paris, voilà, j'y suis. Comme un retour en arrière. De nouveau ma ville d'étudiante, de nouveau ma ville des découvertes et des espoirs ouverts. Je marche le pas léger sur l'asphalte grise et trop brûlante de cet été qui commence. Il y a tous ces visages inconnus autour de moi. Je ne suis plus habituée, moi qui suis devenue la petite provinciale. La vie s'accélère à Paris. La vie devient un roman - que dis-je des millions de romans, avec chacun des personnages différents qui se croisent parfois et qui souvent - trop peut-être - mènent des vies parallèles sans jamais songer à se rattraper. Paris, trop grand, trop gris, trop fort. Je marche dans la ville et je me répète que Paris ne peut pas être une femme. Pourquoi les poètes ont-ils voulu féminiser la ville ? Quelle bêtise ! C'est simplement qu'ils voulaient se donner le droit, dans une sexualité non déviante, d'être amoureux de Paris comme moi j'en suis amoureuse. A mon coeur féminin, Paris est un homme. Parce qu'il est agressif et que parfois il me serre trop fort, son souffle rauque et chaud m'empêchant de respirer convenablement. Paris masculin lorsqu'il m'oblige à revenir à lui, toujours, même lorsque je le déteste. Paris paternel lorsqu'il me rassure et qu'il fait tout pour que je me retrouve moi-même en lui. Amour et haine, fascination et mépris, c'est du pareil au même. Il faut faire mentir la grammaire : la ville est un homme. Si c'était une femme, ce serait une rivale pour moi. Or, c'est bien plus : c'est un amant qui se cache sous des traits toujours différents. Paris, c'est l'Autre. C'est pour cela que Paris est un homme, pour moi. Paris, c'est tout ce que je ne serai jamais.

Je marche de nouveau dans Paris, et c'est comme avant. Les mêmes visages étrangers. Le même inconnu, la même nouveauté qui à chaque carrefour, à chaque rue s'ouvre à moi et vient me murmurer à l'oreille une nouvelle histoire. La littérature à Paris ce n'est pas le café de Flore et le jardin du Luxembourg. Ce sont les gens qui marchent comme vous, à vos côtés, et qui, à leur seule allure, à leur regard, échangent avec vous des bouts de vie. Il n'y a que ça, à Paris, des bouts de vie. Quoi qu'il fasse, Paris ne peut se réduire à un ramassis de clichés, comme ces villes que j'ai traversées ces dernières années. A Paris, c'est la comédie humaine qui se joue à chaque coin de rue et il n'y a pas besoin d'être un Balzac pour trouver une histoire sous le silence trop chargé de la ville. Là, sous la lourdeur du mutisme des regards fuyants dans le métro, là, derrière les gestes retenus des peurs à peine dissimulées des vieilles dames dans le bus, là, dans les chapeaux ouverts des mendiants assis sur les trottoir gris, là, dans les éclats de rire trop bruyants des jeunes touristes américaines, là, dans les tabliers blancs des garçons de café qui portent des plateaux ronds dans les mains... là, partout, il y a des millions d'histoires qui se jouent. Des mots, partout, jusque dans les silences. Des rêves et des espoirs à n'en plus finir, partout. Des pleurs et des souffrances, partout.

J'aime Paris, parce que Paris, c'est l'Autre. C'est mon histoire qui s'efface et celle des autres qui soudain peut s'écouter avec une acuité inespérée ailleurs. Paris, c'est le silence qui vous retient malgré le vacarme des klaxons et des motos démarrant en trombe, et pourtant sous ce silence il y a des mots à n'en plus savoir que faire. Toutes les autres villes dans lesquelles j'ai vécu étaient bien plus agréables à vivre. Il y avait de la verdure tout près, de l'eau pas loin, et des habitants bien moins excités. Mais ces villes, même lorsqu'elles m'étaient encore inconnues, étaient forcément connues, trop connues. Je savais d'emblée ce qui s'y passait et elles étaient incapables de me surprendre. Paris, souvent, parvient à me révulser, à me scandaliser, à me dégoutter. Mais cette répulsion est cette attirance que l'on a pour ce qui est trop grand, trop éclatant, trop prétentieux. A Paris, la haine est toujours toute proche de l'amour, et vice versa.

De nouveau, comme hier, comme il y a quatre ans, je marche dans la ville. Paris et moi, notre histoire, c'est reparti. Comme avant, comme au premier jour. Paris et moi, nous deux, comme au bon vieux temps.

à Saint-Germain-des-Prés, aux terrasses des cafés



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