Je vais sortir pour arroser le jardin avant de partir. Mais ce n'est pas la peine. On l'a fait pour moi. Je rentre dans la maison et puis je dis : "tiens, il pleut dehors, je n'ai pas besoin d'arroser, c'est chouette". Plus tard, dans la voiture, il y a l'odeur de la campagne mouillée qui entre par la fenêtre. La fine pluie qui soudain vient rafraîchir la terre encore brûlante, asséchée par des jours et des jours de soleil, a ce parfum apaisant des doux orages qui viennent faire éclater les jours trop lourds de l'été. La pluie d'été, c'est le monde qui de nouveau respire et peut reprendre son histoire. Le temps lourd et moite soudain s'est allégé dans les gouttes transparentes. Enfin, on peut recommencer à vivre.Quelqu'un dit, dans la voiture, "il faudrait fermer la fenêtre, ça sent fort". Oui, c'est vrai, cette odeur d'été humide est maintenant presque obsédante. Ca sent un peu le chien mouillé. Alors on ferme la fenêtre. 21h07. "Tiens, on a manqué "Le Masque et la Plume" sur France Inter". De toute façon, mon frère, à l'arrière, veut écouter le match de foot. On met RTL. Il y a un type qui décrit chaque mouvement de ballon : "oh, une tentative du joueur du Cameroun, mais non, la balle a touché le poteau..." Le présentateur est exalté. On a l'impression que lorsqu'il manque d'y avoir un but, il manque d'avoir une crise cardiaque. Souvent sa voix ralentit exagérément sur certaines syllabes. J'imite les tics du présentateur en prenant une grosse voix, mi ridicule, mi insolente. Ca fait rire O. Et puis moi aussi, parce qu'il rigole. O. dit qu'il n'a jamais écouté de sa vie de match de football à la radio. Moi non plus. Mais on écoute tous les trois dans la voiture le match France-Cameroun, jusqu'à notre arrivée après la deuxième mi-temps.
Il pleut, il y a un match de foot de l'équipe de France et c'est dimanche soir. On a fermé la maison de campagne et on revient à Paris pour une nouvelle semaine. Oui, j'ai pensé à tout. J'ai fermé le gaz et j'ai coupé l'électricité. Ne t'inquiète pas. Hannah est dans son panier. Elle somnole. Deux jours à chasser les souris l'ont épuisée. Elle ne se met à miauler pour la forme qu'au bout d'une heure de route, au moment des premiers embouteillages.
Dimanche soir. Mon oeil se perd dans les champs de blé qui dansent sous les gouttelettes de pluie. Le ciel, de minutes en minutes, s'alourdit sous la lumière orange du coucher. Dimanche soir. Le week-end est fini.
A la première mi-temps, au moment d'arriver sur la nationale, je lève la tête de mon bouquin. Je regarde O. Il est au volant, concentré sur la route. Il entend, sans vraiment l'écouter, le présentateur qui crie dans l'autoradio. Il n'aime pas le foot, mais il a mis quand même le match. Pour mon frère, juste pour lui, pour lui faire plaisir.
C'est sa voiture. Mais il est à la place de mon père. Il conduit. Il a la place de l'homme de la famille - celle qu'a tenu mon père pendant tous ces dimanches soirs de mon enfance. Je suis assise à sa droite. A la place du mort comme on dit. En fait, c'est la place de ma mère. Ma mère qui était au côté de mon père dans la Rover blanche le dimanche soir quand on revenait de la campagne et qu'on écoutait Le Masque et la Plume ou bien Radio Nostalgie. Les rôles ont changé. Les acteurs principaux ont les mêmes rôles, mais pas les mêmes visages. Comme si on jouait la même pièce, quinze ans plus tard : même texte, même mise en scène. C'est tout juste s'il y a un changement de décor. Sur la banquette arrière, il y a mon frère qui écoute la radio. Mon frère est là, assis à droite, à côté du panier du chat. Comme avant. Exactement comme avant. Il n'y a qu'une place vide : celle derrière le conducteur. Celle que je tenais, il y a quinze ans. Petite fille perdue dans son livre, ignorant les champs de blé qui défilent sous ses yeux. Aujourd'hui, j'ai changé de place. J'ai pris la place de ma mère. Il a pris la place de mon père.
Si je disais que le temps ne cesse de continuer sa route, ce serait un cliché. Pourtant, il est là, le temps, à danser autour des souvenirs et à jouer aux chaises musicales. Il est là, le temps, dans la voiture, ce dimanche soir, comme tous les autres. Et il me donne le vertige.