C'est l'heure de la sortie des bureaux et en plus c'est la pleine période des soldes. Il y a vraiment beaucoup de monde dans la galerie commerciale. Je croise des dizaines de visages et saisis des brides de conversation. En fond sonore, on entend le brouhaha sourd des voix multiples qui étouffe une chanson de Laurent Voulzy passant par les haut-parleurs dissimulés entre les grandes baies vitrées du Forum. Des centaines de vies, là, autour de la mienne. Des destins tous différents, tous particuliers. Des désirs, des peurs, des projets. Partout, là, autour de moi, toutes ces vies qui grouillent dans le centre commercial, entre les promotions à moins 50 % et les vitrines recouvertes de pancartes fluorescentes. Toutes ces histoires potentielles, toutes ces portions d'existence. Cela me donne presque le vertige. Il y a mille romans ici, dans le grand Forum des Halles. Tant de vies qu'aucune ne suffirait à les écrire toutes.Là, devant l'entrée de la FNAC, il y a les mecs des banlieues qui ont pris le RER A et qui sont venus traîner parce que de toute façon ils n'ont que ça à faire. Ils portent des pantalons énormes qui tombent sur leurs hanches, des tee-shirts avec de grandes inscriptions sur le devant et tous ont des casquettes sur la tête. Beaucoup portent de longues chaînes autour du cou. On dirait qu'ils ont voulu s'enchaîner à ces clichés qu'on a d'eux. Ils jouent les gosses de banlieue, la "caillera" du Neuf-Trois. C'est leur rôle et ils le tiennent à merveille. Comme s'ils étaient nés pour être les acteurs de leur propre film. Quand je passe à côté d'eux, je les entends discuter. Ils parlent comme des gros durs, dans un langage qui n'est pas le mien, et avec des mimiques et des tics qui, d'une banlieue à l'autre, sont tous les mêmes. C'est fou comme ils me font penser à certains de mes élèves. Lorsqu'ils sont tous en bande, ils font un peu peur. On ne peut pas s'empêcher de penser à ce qu'on raconte dans les journaux à la rubrique "faits divers" - les voitures brûlées, les filles violées, les gosses drogués. Et puis en même temps toute cette mise en scène est tellement parfaite que l'espace de quelques secondes elle ne peut que sonner faux. Car au fond qui a eu un de ces gamins de 15 ans qui se prend pour le caïd de la cité devant lui, en tête à tête, seul sans sa clique, devant la sortie d'une salle de classe, connaît la vérité de leur vie. La vérité, c'est que ces mecs là, ils sont pareils que tous les autres (donc pareils que moi) : ils ont la peur au ventre - la peur de rater leur vie, la trouille de passer à côté de l'essentiel même si l'essentiel on ne sait pas où il est, la frousse de ne pas être heureux, comme si le bonheur était à lui seul un but dans l'existence.
Ces vies partout que je croise. Je voudrais avoir plus de yeux pour tout voir, une ouïe plus fine pour tout entendre. La vie est partout autour de moi. Je voudrais aller vers chacun et leur demander : dites, comment vous faites, vous, pour vivre ? comment vous faites pour savoir la façon dont vous devez mener votre existence ? vous l'avez trouvé où le mode d'emploi ?
Plus tard, dans le RER A - la ligne rouge sur le plan du réseau RATP - il y a ces deux femmes africaines assises devant moi. L'une est très grosse, prenant presque deux places assises sur la banquette, et portant un chemisier de popeline rose qui jure avec le maillot rouge qu'elle porte en dessous. L'autre, à ses côtés, est plus fine, vêtu d'un corsage bleu et vert fermé jusqu'au haut du cou. Elle ne dit rien. Elle a le regard dans le vide, de biais, tombant quelque part entre ses pieds et le paysage qui défile par la fenêtre sur sa gauche. La grosse, elle, ne cesse de parler. Un dialecte africain je suppose, à peine intercalé par quelques mots français. Elle regarde son interlocutrice muette qui, elle, pourtant, fait tout pour ne pas la regarder. C'est étrange ces regards qui se cherchent et se fuient tout à la fois. Les yeux sur le côté, c'est comme un cri pour jeter à la tête de l'autre un refus qui ne peut se dire autrement. Celle qui parle a l'air de faire la morale à celle qui ne dit rien. Celle qui ne dit rien paraît ne pas vouloir écouter ce que dit l'autre. Je ne sais de quoi elles parlent, l'une dans sa logorrhée, l'autre dans son mutisme. Mais il y a leur regard. Le regard de celle qui ne dit rien est triste - infiniment triste, et en même temps apeuré. Elle a les yeux de ces femmes qui ont souffert et dont personne n'a jamais voulu entendre la douleur. L'autre femme aussi a un regard triste. Mais il n'a pas la même expression. Il est résigné. Il dit C'est comme ça, la vie, il ne faut pas chercher à la comprendre, il faut juste juste l'accepter comme elle vient. Je ne sais lequel des deux regards est le plus tragique finalement.
Toutes ces vies. Toutes ces vies qui ont des histoires que personne n'écoute et qui restent dans leur silence. Je voudrais pouvoir leur redonner la parole. Leur rendre leur histoire, et pour cela leur offrir des mots et des images. Partout, partout, dans le RER, dans le centre commercial, dans les couloirs du métro, il y a ces vies qui se vivent dans le silence de l'infra-ordinaire. Et toutes, elles m'attirent, me fascinent. J'ai l'impression que toutes ces vies réunies, si on sait leur donner des mots, pourront enfin crier la vérité. La vérité que j'attends. La vérité pour laquelle je me lève chaque matin. La vérité qui serait la réponse à la question du pourquoi Pourquoi moi, je vis, et comment je fais, moi, pour atteindre ce qu'on prétend être le bonheur ?