Jeudi 25 décembre 2003
(écrit le 3 janvier 2004 bien que pensé le 25 décembre)

Ca ressemble à Noël
C'est le soir du réveillon de Noël. Dans le coffre de la voiture, on a entassé les cadeaux et sur mes paupières j'ai dessiné des nuages bleutés. Les rues sont traversées par des lumières de toutes formes : des étoiles qui ont oublié de monter jusqu'au ciel, des lunes perpétuellement en quartiers, des sapins verts qui scintillent ou encore des bonhommes de neige en plastique. Quand on passe à un carrefour, on trouve le traîneau du Père Noël figé dans les parterres de fleurs et quand on lève la tête on aperçoit un autre bonhomme rouge voulant nous faire croire qu'il est en train d'escalader la façade du grand immeuble. C'est Noël pour tous, comme une certitude absolue - ce Noël païen des lumières clignotantes, du foie gras bon marché et des cadeaux obligatoires qui ne sait plus qu'il célèbre la naissance du Messie, mais qui ne cesse de chanter la puissance de l'argent.

On sort du périph' à la Porte des Lilas. On entre dans ce Paris populaire qui n'a gardé des fleurs de printemps que le joli nom. Par la fenêtre de la voiture, Belleville défile. Des boucheries de viande Halal, des bazars de babioles à 1 Euro, et des restaurants asiatiques perdus entre deux friperies. Sur le périph' sud, on voyait dans les voitures des gens bien habillés et sur le siège arrière on apercevait d'énormes paquets emballés ou bien de beaux bouquets de fleurs rouges. Là, dans ce coin de Paris, seules les décorations des rues disent que c'est Noël. Les bistrots sont remplis d'hommes sans qu'on sache où sont les femmes et les marchands de kebabs laissent échapper leurs odeurs de viande grillée. Je demande naïvement : que font les Musulmans le jour de Noël ? Tu crois qu'ils s'offrent des cadeaux quand même ?

On est enfin arrivé chez ses parents. Tout le monde est là déjà. Bientôt le repas peut commencer. La grande table ronde est trop petite : il n'y a plus de place pour le saumon fumé et les moules, il faut les laisser dans la cuisine pour le moment. Sa mère surveille mon assiette. Surtout, il ne faut pas qu'elle se désemplisse. Je voudrais dire non, expliquer que ma ceinture va exploser tellement j'ai mangé déjà, mais c'est si difficile de refuser. Déjà que je n'ai pas voulu manger du taboulé, ni non plus de ces mets orientaux dont j'ai oublié le nom. "Non, Mama, tu sais bien, Eva, elle n'aime pas le taboulé, elle n'en prend jamais..." J'ai honte d'avoir l'estomac si difficile. Je n'ai jamais su manger comme les autres. Un peu d'oignon, quelques mélanges audacieux ou des senteurs inhabituelles, et voilà, mon ventre refuse de goûter. "Peut-être qu'un jour, elle aimera le taboulé, einh ?" Au fond de moi, je ne suis pas si optimiste, mais je souris en disant "peut-être" pour lui laisser l'espoir que je ne serai pas toujours une belle-fille blasphémant à table.

Le repas est enfin fini. En cachette, j'ai réussi à déboutonner le premier crochet de ma jupe, pour que mon estomac puisse retrouver une respiration normale. Je ne sais plus quelle heure il est. Minuit passé, sans doute. A la télévision, la Messe de Noël a commencé et quelqu'un a changé de chaîne. Quelqu'un d'autre s'est exclamé : "et si on ouvrait les cadeaux ?" Tout le monde déjà est debout et sort des paquets de toutes tailles. "Joyeux Noël !" et on s'embrasse. Du bruit de papier qui se déchire, des "ohhh !" de surprise qui poussent dans tous les sens, des lèvres qui claquent sur les joues. C'est Noël, oui, vraiment.

Quelques heures plus tard, dans la nuit, nous avons de nouveau franchi la Porte des Lilas, mais cette fois-ci en sens inverse. Dans mon sac, à mes pieds, il y avait les deux cadeaux reçus et dans mes yeux l'impression d'avoir passé un Noël inédit. Je pensais que c'était mon premier réveillon passé sans mes parents, sans ma famille à moi et que pour la première fois je n'allais pas mettre mes chaussons devant la crèche et connaître l'étrange excitation des matins de 25 décembre encore ensommeillés. Je pensais aussi que c'était mon premier réveillon où Noël ressemblait à une fête, comme je m'imaginais ne pouvoir exister que chez les autres. Ma famille n'est pas expansive et n'a pas le goût de la fête. En général, le 24 au soir, on mangeait tous les quatre, mes parents, mon frère et moi, dans la cuisine, agrémentant seulement le repas habituel de quelques tranches de saumon ou d'un gâteau glacé acheté chez Picard. A 20 h, déjà, on avait fini de dîner et on était devant la télévision, mon père se plaignant que "vraiment, le soir de Noël, il n'y a jamais aucun programme intéressant". Mes Noël ressemblaient immanquablement à des jours comme les autres. A une époque, j'étais un peu triste de voir que ma famille n'avait pas cet "esprit de Noël" dont on parlait à la télévision, et puis je crois que l'adolescence passée j'avais fini par me féliciter d'avoir des parents qui n'étaient pas tombés dans ce jeu finalement purement commercial des fêtes. Aujourd'hui, je ne sais plus trop bien. J'ai eu un Noël qui ne ressemblait à aucun de ceux que j'avais vécus jusqu'à maintenant : un Noël fêté jusqu'au bout de la tradition, sans pourtant, que je puisse vraiment savoir s'il s'agit de mon vrai Noël. Car mon vrai Noël, est-ce celui qui ressemble à ceux que j'ai toujours vécus ou celui qui prend l'image que les familles veulent se donner d'un Noël parfait ?

tout ce qui n'a pas tenu sur la table de salle à manger



Introduisez votre adresse e-mail
pour être averti lorsqu'un nouveau Regard sera ouvert :
InscriptionDésinscription


Il y a un an.
Il y a deux ans.
Il y a trois ans.
Il y a quatre ans.


pour m'écrire


Hier Retour à la page d'accueil Demain