Ce n'est pas une tradition, car on ne sait jamais dit qu'il fallait absolument le faire à cette date là, et on n'a jamais tenté non plus de se donner une raison de choisir ce jour plutôt qu'un autre. Mais enfin, au fil des ans, c'est devenu une habitude - un petit rituel dans ma famille qui pourtant n'aime pas les commémorations. En général, le 25 décembre ou bien le 1er janvier, on ne sait pas quoi faire. C'est férié, alors on ne peut pas faire les magasins et souvent il ne fait pas beau, alors on n'a pas envie de sortir. Je crois à vrai dire que c'est cet ennui qui nous fait chaque année retrouver la même habitude : celle de regarder les vieux films de vacances pris, il y a bien longtemps, avec la caméra Super 8 aujour'hui oubliée au fond d'un placard. A chaque fois, c'est la même scène qui se répète. Mon père, toujours, rouspète : "ah non, on va pas ressortir ces vieux trucs qu'on connaît par coeur ! on va encore se prendre la tête avec le vieux projecteur qui ne marche pas ! " Il dit non, d'un air convaincu, répétant qu'il ne s'occupera de rien, qu'on n'a qu'à se débrouiller tout seul. Ma mère, toujours, rétorque que c'est un monde quand même, qu'elle n'a jamais le droit de regarder les films et les diapos, que c'est pourtant pour cela qu'on a pris toutes ces photos - pour les regarder des années après - et que ça ne sert à rien de les laisser moisir en haut du placard. Moi, toujours, je prends en silence le parti de ma mère et je l'aide à descendre le lourd écran blanc et à monter le vieux projecteur. Une heure s'écoule bien avant qu'on se souvienne du fonctionnement de la machine et une bonne demie-heure s'ajoute avant qu'on réussisse à réparer les films qui se sont emmêlés dans le mécanisme. Cette année, pour la première fois, O. était là. Il est bien plus patient et surtout ingénieux que mon père, ma mère et moi réunis, si bien qu'on a réussi bien plus vite qu'à l'accoutumée à faire tourner les bobines dans le vieux projecteur Super 8.Mon ancienne chambre s'est donc transformée pour l'occasion en salle de cinéma. On a étiré le lourd écran blanc devant la fenêtre et les images se sont mises à défiler. Mon père, comme toujours, a fini par nous rejoindre, bien qu'il ait dit que ça ne l'intéressait pas, comme attiré malgré lui par les souvenirs du passé.
Il y a le silence. Les gens parlent sur l'écran, mais on ne peut entendre ce qu'ils disent, car la caméra en ce temps là n'était pas capable d'enregistrer les sons. Le silence est donc le mutisme des enfants qui crient sans laisser entendre le son de leur voix. Mais c'est un silence cinématographique. Il y a, en fond sonore, le bruit mécanique de la bobine qui tourne et de la soufflerie du projecteur qui ne peut se faire oublier. La vitesse de l'image est légèrement accélérée, car on a peur de voir la bobine s'emmêler une nouvelle fois si on la passe trop lentement, si bien qu'on a l'impression d'assister à la projection d'un film muet du début du siècle. Sauf que sur l'écran, ce n'est pas Charlot qui fait des blagues - c'est juste une partie de ma famille qui revit.O. regarde, le sourire aux lèvres. Lui montrer ces films, c'est lui présenter mon passé. Il y a tant de moi qui reste inconnu pour lui. Parfois, j'aimerais qu'il m'ait connue plus tôt, juste pour lui montrer qui j'étais lorsque j'étais enfant - juste pour que mon passé ne soit pas pour lui cet épais nuage qui masque une partie de mon visage d'aujourd'hui. Mais très vite, la perspective change. Je croyais me présenter à lui. Mais en réalité, c'est d'abord à moi-même que je me présente. Sur l'écran, il y a cette petite fille blonde échevelée qui court partout et qui écarquille de grands yeux bleus sur le monde qui naît à elle. Cette enfant qui grimpe dans tous les sens sur le grand portique du jardin. Ce bébé aux grosses joues roses que l'on nourrit à la cuillère. Cette fillette qui pédale à vive allure sur sa petite bicyclette à quatre roues. Cette petite sauvageonne, c'est moi. Il faut me le répéter pour m'en persuader. Projetée sur l'écran blanc du passé, je ne m'appartiens plus et objectivisée par la caméra je ne me reconnais pas. Il me semble que seules les phrases de ma mère assise à côté de moi identifiant cet enfant comme le sien peuvent attester de l'équation entre moi et moi. Le moi de mon passé n'est qu'une image animée qui n'a pas d'identité intérieure pour moi.
Je ne suis plus cette petite fille qui vivait dans l'insouciance du présent. Où est-elle cette enfant ? Existe-t-elle vraiment ? Est-elle plus que la virtualité d'un souvenir cinématographique ?