Mardi 16 décembre 2003

Et alors ?
Eva,
Je n'ai pas l'habitude de commenter le comportement des diaristes, mais là, tout de même... Un mois exactement que tes regards sont non seulement solitaires mais aussi silencieux ! Et alors ?
G.


Cher lecteur,
Que te dire, sinon la vérité ? Ce journal ressemble à une épave. Un vieux navire au long cours échoué au fond des mers, oublié par son capitaine et à peine encore exploré par quelques plongeurs égarés. Merci d'être de ceux qui ont revêtu leur scaphandrier pour descendre jusqu'à moi et, derrière ton hublot, vérifier que je respirais toujours. Je peux bien te donner des nouvelles des fonds marins, puisque tu le demandes...

Je néglige mon journal non pas parce que je vous néglige, vous, mes lecteurs, mais parce que je me néglige moi. Ne pas écrire, c'est négliger toute une part de soi. Ne plus se regarder vivre, et penser, et aimer. Ne plus prendre le pouls de son existence et laisser cogner les mots contre les battements de son coeur. Ne plus écouter ce qu'on a à se dire à soi-même, au creux de son oreille, rien qu'à soi - rien que pour soi. Je ne fais plus tout cela depuis plus d'un mois. Et ça me manque horriblement.

La vie extérieure m'a rattrapée, m'a aspirée dans son tourbillon, et déjà je ne m'appartiens plus tout à fait. C'est la ville qui me possède - la ville avec sa course dans le métro, ses attentes comprimées dans les bus bondés, ses rendez-vous griffonnés sur les pages d'agenda, ses boulots stupides où l'on croit que derrière un grand bureau dans une grande entreprise on travaille mieux que chez soi. En soi, ce monde n'a pas de sens. Je le sais bien. Mais il m'a prise toute entière, avec mon esprit et mes poèmes, et il m'empêche de laisser rêver les mots sur le clavier, désireux de ne me garder rien que pour lui. C'est injuste, je le sais, mais comment aurais-je pu me révolter ? On me prend mon temps, on me vole mon énergie, on me coupe la parole. Je rentre rarement chez moi le soir avant 20h30 - parce que j'ai cours à la fac très tard, parce que je suis en stage toute la journée et qu'avant de rentrer il faut faire les courses ou bien donner des cours pour ramener un peu de sous. Voilà, c'est aussi simple que ça : je finis de dîner à 22 heures et les deux heures qui me restent avant de me coucher - ces deux heures rien qu'à moi, je les gâche abrutie devant la télévision ou bien avachie dans le canapé, car je suis bien trop fatiguée pour me retrouver en face à face avec mes mots et moi.

Voilà, cher lecteur, c'est aussi simple que ça : je n'écris plus car le monde - ce monde insensé qui, prétendument, est le seul qui soit vrai et digne d'être vécu - m'a rattrapée et ne veut plus me lâcher.

Mais il y a autre chose. J'ai bon dos de d'accuser le temps et le monde. Ne suis-je pas en même temps consentante et parfaitement maîtresse de mon relâchement ? Car le week-end, de nouveau, je m'appartiens. Je retrouve la temporalité du farniente et les rêveries du plaisir. Pendant deux jours, je me retrouve moi-même, comme si durant les cinq jours de la semaine je n'avais pas tout à fait réussi à me perdre complètement. Plus de copies à corriger, plus de cours à préparer. Cela ne ressemble plus à l'année dernière. Je peux me livrer à moi-même. Mais Il est là. Il est là, celui que j'aime. Alors j'oublie de n'appartenir qu'à moi-même, et j'appartiens à lui. Mes grasse matinées sont entre ses bras. Mes bonnes résolutions deviennent les siennes, et tout à coup faire un jogging de vingt minutes dans le parc devient plus important que passer deux heures à répondre à des mails ou gribouiller quelques mots dans son journal. Et mes folies sont les siennes : il m'emmène juste pour une journée faire du shopping à Londres et moi, alors que je sais que je n'ai pas de sous et qu'il faudrait économiser de l'argent, je ne dis même pas non. Je ne suis plus tout à fait moi. Je suis moi avec lui. Lui avec moi. Je suis nous. Et c'est drôlement agréable d'être nous, alors pourquoi renoncerai-je à ses folies, même si elles me volent mon temps ?

Voilà, cher lecteur, pourquoi mes regards sont silencieux. Ce matin, ils ont repris la parole : un prof absent, pour une fois, et tout à coup la matinée se libère. Soudain, les mots reviennent et le plaisir qu'ils portent en eux avec. J'espère, cher lecteur, qu'avec les vacances qui approchent, ces moments libres reviendront. C'est vrai, il est temps de remonter les épaves à la surface, avant qu'on ne les oublie complètement.

Santa Hats - only two pounds !



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