Le froid me pique le nez. Sortir les mains de mes poches est presque un supplice. Alors, la plupart du temps, on ne se tient pas par la main, mais seulement par le bras, comme les vieux - astuce amoureuse pour pouvoir garder les poings bien au chaud tout en restant greffé l'un à l'autre. Je porte ma grosse doudoune verte, celle qui a une grosse capuche entourée de fourrure et qui est garnie de plumes de canard. Ma mère me l'avait achetée quand j'avais 16 ans et que c'était la mode des blousons Chevignon. C'était trop cher, les Chevignons, alors on avait choisi cette doudoune sans marque, mais néanmoins bien chaude et bien confortable. Je suis ridicule emmitouflée jusqu'au nez dans ce gros duvet. On ne voit que mes yeux et le bout de mon nez sous la capuche, seul bout de peau qui daigne s'offrir au froid. Je me donne l'impression d'être un gros bibendum vert. J'ai définitivement cassé tout romantisme. Pourtant, lorsque O. m'appelle son "gros nounours", je n'ai pas l'impression que cela lui déplaise tant que cela. Peut-être est-ce parce que dans sa doudoune noire et sous mon bonnet foncé que je lui ai prêté, il ressemble lui aussi à un ours obèse. Qui se ressemble... c'est bien connu.C'est le 31 décembre. Nous sommes à Bruges. Oui, à Bruges, en Belgique. La veille des vacances, lorsque H. a téléphoné pour dire qu'elle annulait notre séjour à la montagne, O. n'a rien dit, bien qu'il était déçu lui aussi. Mais le lendemain, dans une librairie, il m'a montré un guide touristique sur Bruges et a dit "je l'achète ! J'ai demandé pourquoi. Il a répondu qu'il fallait un guide pour visiter la ville. Bien sûr, mais pourquoi ? Parce qu'on part dans une semaine là bas et que j'ai tout réservé, a-t-il ajouté comme s'il sortait là une évidence. J'ai été surprise - comme à chaque fois, comme toujours. J'ai dit non, ce n'est pas raisonnable, tout en ayant l'air de penser le contraire. Il a vu que mes yeux disaient oui - comme à chaque fois, comme toujours - et il a dit, avec l'air sûr de lui, qu'il prend toujours : "je m'occupe de tout !"
Nous sommes donc à Bruges le dernier jour de l'année. Le marché de Noël sur le Markt, la ville magnifique qui s'étend à l'infini du regard en haut du Beffroi, les ponts de pierre perchés sur les canaux, les chocolats en vitrine des magasins qui appellent indécemment les gourmands. Bruges. L'Histoire est à chaque tournant de rues, comme si la ville elle-même était un musée. Je joue les filles chiantes avec mon guide perpétuellement dans la main. Devant chaque église, chaque maison sortant de l'ordinaire, je plonge mes yeux dans le Routard, forçant mon compagnon à s'arrêter pour m'écouter lire la prose faussement lyrique du guide branché. Je ne veux rien perdre, voir chaque trésor de la ville, oubliant que ce qu'il y a de plus beau ne s'offre qu'aux regards flâneurs et rêveurs sachant se perdre dans les détails non répertoriés.
Nous avons fait le tour du Minnewater. "Le Lac d'Amour", dit-on, si on traduit le flamand. Il y a des cygnes blancs qui poursuivent les canards et des touristes américains qui se photographient sur le pont qui mène au Béguinage. Nous passons devant un petit château - un bâtiment sans doute ancien qui est aménagé en restaurant. Nous jetons un oeil sur la carte. C'est hors de prix. Je devine à quoi va penser O. Je lui dis "viens, on va réserver pour ce soir dans ce petit restau qu'on a repéré hier dans le Routard", mais c'est trop tard, il est décidé. Il entre dans le restaurant et revient quelques instants après : "voilà, c'est réservé, tu ne peux plus dire non !" Je lui dis qu'il est fou, que c'est trop cher, qu'on va dépenser en une soirée à peine ce que je gagne en un mois, que ce n'est pas sérieux, qu'il faut être raisonnable. Mais il ne veut pas me croire. Peut-être parce que mes yeux disent encore une fois oui, malgré moi. Comme si j'aimais qu'il soit fou, justement parce que je ne le suis pas.Quelques heures plus tard, nous revenons devant le château. J'ai quitté mon accoutrement de Gros Nounours polaire pour un déguisement de grande dame. Je porte la robe longue noire à paillettes qu'O. m'avait offerte l'année dernière à Amsterdam pour le réveillon et j'ai mis du rouge sur mes joues et du brillant sur mes lèvres. J'essaie d'oublier que c'est bien trop cher, bien trop chic, bien trop irraisonnable. Je suis presque persuadée qu'il a raison : qu'on ne sait pas de quoi demain sera fait et qu'il vaut mieux en profiter maintenant. Vivre au présent, je n'ai jamais su, mais au fond, c'est presque facile.
Foi gras, homard, coquilles Saint-Jacques, faon. C'était insoutenablement succulent. A minuit moins cinq, le serveur a remué une clochette : "plus que cinq minutes !" a-t-il crié. Il avait mis la radio. Une grosse musique techno, qui détonnait avec le cadre éminemment chic et luxueux, pour pouvoir avoir le décompte des minutes. A minuit moins dix secondes, le serveur s'est mis à compter à l'envers. En français, en anglais, en flamand. Et quand tout le monde a dit qu'il était minuit, O. et moi nous nous sommes embrassés. Des Américains se sont pris pour la main et se sont mis à chanter "Ce n'est qu'un au-revoir" en anglais. Un couple s'est embrassé langoureusement - la femme, blonde, aux cheveux longs, très maquillée, déjà assez âgée, l'homme, avec un pull bleu marine ressemblant à un propriétaire de yatch. Une petite fille en pyjama est sortie en courant des cuisines, venant embrasser l'un des serveurs.
Voilà, nous sommes en 2004.