Je descends à vive allure les escaliers du métro. Je ne suis pas en retard, non, je regarde ma montre - 8h20- et je suis dans les temps. Mais je cours à moitié, comme si derrière le métro qui est en train de partir sur le quai il n'y allait jamais en avoir d'autre. Je ne cours pas parce que je suis pressée. Je cours simplement parce que je suis à Paris. Les Parisiens ne savent pas marcher, ils ne savent que courir.C'est le début de la ligne. Il y a encore de la place. Je me faufile entre les sièges et évite soigneusement de m'asseoir à côté de la grosse dame noire dont le postérieur est si imposant qu'il occupe une place et demie. A côté de moi, il y a un jeune homme en costume. En face, dans la rangée d'à côté, un petit couple d'une cinquantaine d'années : à lui, il manque deux ou trois dents sur le devant et elle, elle parle tellement fort que toute la voiture l'entend. A la station suivante, un homme monte dans le wagon comme, dans une autre vie, il aurait pu monter sur scène. C'est un homme dans la force de l'âge, comme on dit (comme si cela voulait dire quelque chose). Sa voix est grave et chaque mot est excessivement articulé. Mais c'est comme pour cacher le bégaiement d'une lointaine enfance qui à chaque mot semble menacer de revenir. "Effec-ti-ve-ment, je suis à la rue, S.D.F." Il commence ainsi son discours. La première fois que je l'ai entendu, j'ai été frappée par ce "effectivement" : débuter in medias res, c'est comme priver l'auditoire d'une partie de l'histoire. Car enfin, qu'a-t-il pu se passer avant l'adverbe "effectivement" ? Quel drame, quel malheur avant cette postériorité logique ? Il a parlé, récitant ses phrases apprises par coeur. Des phrases qu'il répète tous les jours à la même heure dans le même métro, comme si c'était son travail - son métier. Ensuite, il est passé dans les rangs, la main tendue, en articulant d'une façon très prononcée : "s'il vous plaît, Mes-sieurs-Da-mes, à vot' bon coeur ! Personne ne le regardait, chacun plongeant ses yeux dans son journal, dans son roman ou même dans l'obscurité de la fenêtre donnant sur le souterrain métropolitain. A un moment, une jeune femme a fouillé dans sa poche. Le type a cru qu'il allait recevoir une pièce, il a attendu. Mais la femme a sorti un mouchoir en papier et s'est mouchée. Alors il est reparti. Sur une autre scène, répéter son même texte. "Effectivement...".
Vivre à Paris, c'est faire l'apprentissage de l'indifférence. Une personne normalement constituée ne peut survivre à Paris que si elle a su devenir indifférente. Ce n'est pas si facile : devenir sourd, devenir aveugle, ce n'est pas si évident, surtout si cette surdité et cet aveuglement doivent se faire sélectifs. Pouvoir avancer dans les couloirs du métro sans se mettre à chialer, c'est ne plus voir les poivrots qui cuisent leur misère dans des sacs de couchage salis par l'alcool bon marché et la crasse de la ville. C'est ignorer qu'à l'heure où tous les enfants doivent être à l'école, il y a des gosses à la peau mâte et ne sachant pas un mot de français qui traînent dans les pattes d'un père, d'un beau-père ou d'un oncle jouant de l'accordéon. C'est ne pas entendre ces femmes mal coiffées assises sur une bouche d'égout avec un bébé dans les bras, criant, sur un ton si larmoyeusement étudié, "une p'tite pièce Madame !". Qui pourrait continuer à prendre le métro s'il voyait vraiment toute cette misère ?
Alors la pauvreté et la marginalité deviennent banales. Imperceptiblement, juste pour pouvoir continuer à prendre sa ligne de métro tous les matins, on devient insensible. On a appris à cogner sur son coeur à coups de marteau au point de n'entendre qu'un bruit creux. Très vite, dès qu'un nouvel S.D.F. monte dans son wagon, on se surprend à soupirer "Encore !" et à murmurer "il n'a qu'à se chercher un travail, comme tout le monde !" Et on se mure dans le silence de l'indifférence. On est devenu hypocrite, comme les autres. Et on tourne les yeux, ou pire, on regarde le mendiant sans laisser transparaître la moindre sensation, comme si l'homme était transparent - inexistant. La pauvreté fait partie du paysage. On ne la voit plus. Plus encore, on ne peut plus la voir : comme si notre propre vie était en jeu lorsque la vie des pauvres gens se liquéfiaient sous nos yeux.
Je suis comme les autres : sourde et aveugle.
Sauf peut-être, à Place d'Italie. A Place d'It', je prends la correspondance. Il faut traverser le long couloir qui va d'une ligne à l'autre. Je cours comme tout le monde. Mais je sais que très précisément à l'intersection des couloirs menant aux lignes 7 et 5, je vais retrouver l'ouïe. Il y a des matins même où je guette ce moment où je l'entendrai. Où j'entendrai ce type qui tous les matins chante dans le métro. Il a son poste de radio avec ses cassettes de karaoké, son petit pupitre de musicien avec les paroles des chansons et un sac de voyage dans lequel il doit ranger ses partitions et son radio-cassette. Il chante toujours des airs hyper ringards - Gérard Lenormand, Adamo... Mais il a la voix si chaude, si grave, malgré les quelques fausses notes, qu'on l'entend dans tout le couloir. C'est comme si, soudain, Paris retrouvait des couleurs.