Je suis allée chez le médecin ce soir pour soigner un mauvais petit rhume qui me fait tousser à m'en écorcher la gorge. J'ai pris rendez-vous après le boulot en sélectionnant sur les pages jaunes une adresse au hasard, dans un cabinet de médecin choisi simplement parce qu'il est le plus proche de chez moi. Au téléphone, la doctoresse, me voyant insister pour qu'elle me reçoive aussitôt, s'écrit : "qu'est-ce qui vous arrive ?". Je dis que ce n'est qu'un petit rhume, mais que j'aimerais bien la voir dès ce soir. Alors elle me dit "passez dans un quart d'heure". Un quart d'heure plus tard, je suis dans son bureau. Elle me pose une question. Puis une seconde. Ma réponse ne semble pas la satisfaire. Alors elle se met à me bombarder de questions. Elle a le droit, je suppose, elle est médecin, c'est son métier d'interroger les gens et peut-être bien par là d'explorer leur corps à partir de leur esprit. Mais je ne suis pas préparée. C'est le soir, il est tard, je suis fatiguée. Je n'ai pas envie de confier mes états d'âme. Je veux juste guérir de mon rhume et arrêter de tousser. Mais elle continue ses questions. Je dis : "il faut que je vous raconte ma vie ? Elle dit oui, comme ça, sans hésitation, sans comprendre qu'attaquer ma pudeur c'est casser la barrière qui me protège. Qui me protège du monde, qui me protège de moi-même.Alors, tout à coup, je n'en peux plus et je pleure.
Sur mes joues, dans mes yeux, c'est un orage d'été, lourd et nerveux, qui éclate de la façon la plus impromptue qui soit. Je veux m'arrêter de pleurer, reprendre mon souffle qui se saccade, recommencer à sourire. Mais c'est trop tard. Même la plus courte des averses est assez longue pour mouiller le sol et rendre la chaussée glissante. A la pharmacie, quelques minutes plus tard, quand j'achète mes médicaments, la pharmacienne me conseille de prendre en priorité cette plaquette là qu'elle me montre du doigt. Elle a vu mes yeux rouges et elle a cru que j'avais de la fièvre, à cause du rhume. Elle ne sait pas qu'en réalité ce qui a rougi mes yeux c'est ce qui l'instant d'avant a rendu ma vie glissante.
J'ai passé des mois à voir ma vie monter, vibrant dans la nouveauté et le changement, frissonnant dans des plaisirs et des espérances inconnus jusqu'alors. Ai-je cru que cette montée la mènerait jusqu'à la stabilité ? En vérité, il suffit d'une phrase - une curiosité manquant de tact et diplomatie - et voilà, à nouveau, il y a l'inévitable constat que ma vie - que toute vie peut-être - marche en réalité sur des sables mouvants. Attention, chaussée glissante.
Ce qui me trouble le plus, maintenant que les larmes sont parties, c'est de ne pas savoir pourquoi j'ai pleuré dans le cabinet de ce médecin. Ne pas savoir vraiment pourquoi. J'étais là, devant cette femme, à lui dire "mais si, je vous assure, tout va bien dans ma vie" et, comme un affront à la perfide contradiction, il y avait ces larmes qui coulaient sur mes joues. Je disais "si, si, je vous assure, j'ai des parents qui me soutiennent, un petit ami qui m'aime, une vie professionnelle que j'ai décidé de prendre en main", et j'avais ces larmes qui venaient mentir sur mes joues. Je pleurais de plus belle à chaque question, alors le médecin insistait encore plus : "je suis là pour vous aider, vous savez, racontez-moi ce qui ne va pas". Mes larmes transformaient notre conversation en dialogue de sourds. Comment faire comprendre à une personne que vous ne connaissez même pas que vous pleurez sans raison ? Pleurez sans raison, ça n'est pas de sens, c'est absurde.
Est-ce la vie qui est absurde ? Ou est-ce de trop vouloir la vivre qui la rend absurde ? Et puis, il y a cette question obsédante qui m'a occupé l'esprit toute la soirée : y a-t-il tant de blessures secrètes que j'ignore moi-même dans mon inconscient qu'elles menaceront toujours de rendre ma vie glissante ?