Je me souviens quand mes parents recevaient des amis à dîner le samedi soir. Ma mère sortait de la vieille commode du séjour une belle nappe à fleurs et utilisait pour l'occasion les couverts en argent et les verres en cristal. Mon père, dès le milieu de l'après-midi s'enfermait dans la cuisine pour faire mijoter un poulet ou un canard, laissant à peine de la place sur son territoire pour que ma mère puisse préparer des coquilles Saint-Jacques pour l'entrée ou une tarte aux pommes pour le dessert. Les amis arrivaient vers 20 heures, légèrement en retard - le quart d'heure de politesse, disait ma mère, m'expliquant que cela ne se faisait pas d'arriver pile à l'heure chez les gens. Ils portaient dans leurs bras une belle plante fleurie qu'"il faut arroser toutes les semaines, a dit le fleuriste" et déposaient sur nos joues le froid de la rue. Ensuite, on s'asseyait dans les fauteuils, devant la table basse et ma mère commençait à sortir les verres à whiskies en disant : "Qu'est-ce que je vous sers ? J'ai du Martini, du Porto, du whiskies...". Elle allait dans la cuisine chercher les glaçons et revenait au milieu de la conversation : "alors, ces vacances en Bretagne, c'était comment ?
Enfant, j'aimais bien ces mondanités. Cela avait un air exceptionnel : on mangeait dans le salon au lieu de la cuisine, et si, entre le plat principal et le dessert, on attendait trop, j'avais le droit de me lever de table pour aller faire un tour dans ma chambre et revenir quand on m'appellerait. Et puis surtout, j'écoutais la conversation des grands : ce gentil flux de paroles aimablement échangées qui font d'une discussion un patchwork de banalités aux sujets les plus divers : la médiocrité des programmations à la télé le samedi soir, le dernier film de Gérard Depardieu, l'utilité inégalée d'avoir une friteuse électrique, la délicatesse extrême de la nappe brodée héritée de Belle-Maman, le cancer du sein de la grande tante Marcelle... Lorsque j'étais vraiment petite, je ne crois pas que je comprenais la moitié de ce qui se disait dans ces conversations, mais j'étais étonnée par la volubilité de chacun des convives : tout se passait comme si la discussion avait une autonomie absolue et se nourrissait d'elle-même inlassablement, jusqu'à ce que la femme du couple invité s'exclame : "ah, minuit et demi déjà ? On ne va pas tarder à y aller !" Ca repartait ensuite dans des mercis et des embrassades, les baisers du départ sur les joues étant bien moins froids que ceux de l'arrivée. Les invités repartaient, laissant les assiettes sales et les miettes de pain sur la table derrière eux. On débarrassait tout en vitesse pour aller entasser la vaisselle dans la cuisine. Ma mère disait : "la vaisselle, ça pourra bien attendre demain, et mon père, un peu mauvaise langue, s'exclamait : "tu as vu comme Catherine a grossi depuis la dernière fois ? ça lui réussit pas, décidément, la ménopause !"
Adolescente, puis un peu plus âgée, devenue étudiante, je me disais, lorsque j'assistais à ces repas, que je ne voudrais pas pour moi plus tard de ces mondanités pleines de vacuités : ces superficialités si bien orchestrées, ces platitudes si aimables, ces codes de politesse si scrupuleusement respectés... Non, tout ça, ça ne serait pas pour moi. J'avais cet hypocrite refus de devenir moi aussi "bourgeoise" et je mettais derrière ce mot un peu tout ce que des convictions gauchisantes m'amenaient à confondre.Aujourd'hui, les samedis soirs, je suis invitée chez des couples d'amis - des amis d'O. ou bien les miens, peu importe. On arrive chez eux un peu en retard avec une bouteille de vin ou bien un gros bouquet de fleurs en disant au maître de maison qu'il faut mettre le Muscadet au frais et arroser deux fois par semaine le cyclamen. On s'assoit sur le canapé : et le boulot, comment ça va ? et vos vacances à Bruges, ça s'est bien passé ? et les préparatifs du mariage, ça avance ? Les amis habitent un deux-pièces en banlieue et vont se marier en juin prochain. Ils disent combien ils sont à l'étroit dans leur 50 m² et qu'ils cherchent à acheter un 4 pièces parce qu'ils en ont marre de la location. A table, ils nous servent à boire dans des verres de couleurs légèrement courbés sur le côté, comme c'est la mode. On discute du marché de l'immobilier à Paris aujourd'hui, de la délocalisation du développement informatique en Inde et du séjour de l'un d'entre nous à la Réunion.
J'ai l'impression d'être devenue mes parents. Sentiment désagréable que la métamorphose est inéluctable et en même temps certitude que je ne suis pas là à ma place. Qu'est donc devenue mon amie d'enfance, celle avec qui je planchais sur les thème de latin au lycée ? C'est bien elle qui parle d'investir et d'avoir des mômes ? Et moi, suis-je aussi comme elle ? En un mot, suis-je devenue... bourgeoise ? Mon Dieu !
Au fond de moi, il y a cette certitude que je suis différente, comme si moi seule, l'âge passant, j'avais su échapper à ce mouvement inéluctable d'embourgeoisement que semble impliquer l'entrée dans la vie d'adulte. Au fond, n'ai-je pas choisi de plaquer mon job, de ne vivre qu'avec 300 euros par mois ? N'est-ce pas moi qui affirme que me marier n'est pas le rêve de ma vie et que j'ai bien le temps encore de penser à m'engager définitivement ? Mais parfois, je me demande si tous ces choix, tous ces refus, ne sont pas des façons de refuser de devenir adulte - ou plutôt de préserver les apparences de l'adolescence. Est-ce que je ne refuse pas de me sentir moi aussi bourgeoise pour croire illusoirement que je suis encore adolescente hors des normes ?