Dimanche 16 mai 2004

Voulez-vous prendre pour époux...
Le mois de mai, déjà. Le soleil, enfin, qui est de retour. Les bras et les jambes des femmes qui se dénudent dans les rues de Paris. Les yeux des hommes qui se dissimulent derrière des lunettes noires. C'est l'été qui s'annonce au loin comme une promesse et les coeurs qui, sans même s'en apercevoir, se font plus légers. Le printemps, c'est la saison qui parle d'avenir. Le regard tourné vers le lointain, au milieu des lilas mauves et des premières roses, on parle d'engagement et on ne sait plus parler qu'au futur. "Dans quinze jours on se marie, dans un mois on part en voyage de noces, dans deux ans on a notre premier enfant et dans quinze ans on a fini de payer les traites de l'appartement". Voilà, semble-t-il, comment on parle quand c'est le printemps et qu'on a bientôt la trentaine : les présents sont des futurs déguisés et la vie se programme comme l'horloge d'un magnétoscope. On appuie sur "Lecture" et on laisse la bande défiler sur "Enregistrement".

Des fiançailles vendredi soir, un enterrement de vie de jeune fille hier et un mariage en Bretagne dans quinze jours, c'est peut-être trop pour moi, au fond... Tout ce monde à table, ces verres de champagne tendus au-dessus de la nappe blanche, ces regards qui se croisent au son des tchin ponctuant les échanges. Les familles qui s'agrandissent, les têtes brunes qui viennent se confondre aux têtes blondes, et de nouvelles traditions qui viennent s'ajouter aux anciennes, les régions et les pays brassant désormais un même avenir. Je souris à tous ces rituels et mon sourire est sincère. Ils ont trouvé leur voie, c'est tellement certain. Il y a de la clarté dans leurs yeux et une assurance incroyable dans leurs paroles. Ils décrivent leur futur comme s'ils parlaient de leur présent. Je suis contente pour eux, admirative qu'il leur ait été si simple de trouver le chemin de la certitude et émerveillée devant la régularité du tracé qu'ils font de leur vie future. Je suis devant leur vie comme à la frontière d'un pays étranger.

Et puis voilà qu'au dessus des verres tendus, tous les regards se tournent vers lui et moi réunis : en espérant qu'il y en aura bientôt de prochains... Un sourire et on fait semblant de ne pas avoir entendu cette pression à peine maquillée. On n'est pas là pour nous, mais pour eux, après tout.

Le lendemain, ce n'est plus les mêmes personnes, plus les mêmes projets, plus les mêmes certitudes. Mais tout se ressemble, au fond. On a amené la future mariée jusqu'au sous-sol d'un bâtiment des grands boulevards en lui disant de fermer les yeux. Mais elle a très vite deviné où elle était, les parfums d'eucalyptus et de menthe remplaçant aisément la vue cachée. Nous sommes toutes là, réunies sous la chaleur moiteuse du hammam, assises dans les effluves brûlantes, les corps ruisselant et amollis. A côté de nous, il y a deux autres groupes de femmes - deux enterrements de vie de jeunes filles, aussi. La bonne idée est si peu originale que cela en devient amusant. C'est ta dernière journée entre filles, on lui répète, comme pour lui faire croire qu'après tout sera très différemment. On ne cesse de lui demander comment elle se sent, si elle n'est pas trop stressée, si elle n'a pas peur (on ose à peine prononcer le mot, comme par pudeur). Et puis, très vite, l'heure devient aux confidences. Cette promiscuité féminine, cette attention portée à soi... tout porte à la discussion de filles. Mais moi, je n'arrive pas vraiment à rentrer dans le jeu. J'ai trop chaud. La vapeur d'eau brouille mon regard et, à l'étroit dans cette petite pièce carrelée baignée par la chaleur, au milieu de ces corps de femmes dénudées, j'ai l'impression de suffoquer. Toutes les cinq minutes, je sors prendre une douche froide et retrouver un souffle plus sec. Je ne me sens pas à ma place : je manque d'air, je manque d'espace. Et puis, peut-être, il y a autre chose. Pourquoi, sinon, alors que toutes les autres filles disent qu'elles se sentent si détendues, moi, j'ai si hâte que la journée soit enfin terminée ?

Au fond, j'en veux à tous ces futurs mariés. Je leur en veux parce que leur assurance, leur confiance, leurs certitudes m'obligent à me poser des questions sur moi-même et sur ma propre vie. Ce n'est pas leur amour que je questionne. Et encore moins le mien : je sais qu'il est fort et que jour après jour ce qui m'unit à celui avec qui je vis devient de plus en plus solide. Mais tout le reste : les bagues, la robe de mariée, la cérémonie, l'église, le maire, la pièce montée, les dragées... Tout ça, pourquoi ? Est-ce le modèle ? Est-ce la norme ? Est-ce seule la vie qui convient ? Est-ce la seule bonne façon de vivre un amour ? Est-ce qu'on s'aime moins parce qu'on n'a pas envie de se marier ? Est-ce condamnable d'affirmer que se marier n'est pas pour soi le rêve de toute une vie ? Petite fille, je ne me suis jamais imaginée plus grande dans une robe blanche. Quand j'essayais de le faire - pour être comme toutes les petites filles - je ne pouvais jamais voir mon visage sur les représentations mentales que je me faisais : cela ne pouvait pas être moi, déjà je savais que cela ne me ressemblait pas. Parfois, j'essaie d'expliquer - expliquer qu'une centaine de personnes réunies autour de moi, que des heures passées à trouver le bon maquillage ou la bonne coiffure, que des mois d'économies dépensés dans une grande fête, ce serait pour moi plus un supplice qu'un bonheur. La cérémonie, le gros diamant sur la bague, les vagues cousins qu'on connaît à peine pour vous endimanchés, tout cela, je n'arrive pas à comprendre à quoi ça sert. Quand je pose la question, la plupart du temps, on ne la comprend pas. On me dit que c'est normal, que c'est le cours de l'existence, et puis que tout le monde est heureux à une fête de mariage. Je dis Ah bon, mais je me sens toujours en décalage.

Alors oui, j'en veux à tous les futurs mariés qui ne rêvent que de grande pompe. Je leur en veux car, à un moment ou à un autre, ils m'obligent à me poser cette horrible question : est-ce lui ou est-ce moi ? Est-ce lui que je n'ai pas encore trouvé qui expliquerait le fait que je refuse pour moi l'idée d'un grand mariage ? Ou est-ce moi qui de toute façon, détestant tellement tout ce qui ressemble à un rassemblement de gens, rejetterait toujours toute cérémonie où je serais le centre de l'attention ? Peut-être au fond, ai-je seulement besoin d'entendre qu'il y a d'autres façons de vivre son amour qu'en passant dans les couloirs d'une église...

vive les mariés !




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