Pas la guerre,
mais déjà une bataille




pour m'écrire





































































hier demain
Jeudi 16 mai 2002

OK, j'ai déconné ces dernières semaines. Complètement déconné. Pas simplement parce que j'ai grillé des feux rouges et voté à droite. Ça, encore, c'est rien. C'est rien à côté des frayeurs que je me suis faites. C'est vraiment rien à côté du mal dans lequel je me suis laissée sombrer, bien malgré moi. Malgré moi, car ça m'est arrivé d'un coup, comme ça, sans que je sois à un seul instant consentante. C'était comme une mauvaise grippe : ça vous tombe dessus comme ça, sans que vous sachiez d'où viennent les mauvais microbes, et vous ne pouvez rien faire contre le virus, sinon attendre que ça passe et que le corps aille mieux. C'est ce qui m'est arrivé.

Sauf que ce n'était pas une grippe. C'était une Evaïte aiguë. Maladie bien plus insidieuse. Maladie bien plus perfide. Car sans nom ni visage - et même sans nom.

Un jour, sans savoir pourquoi, j'ai vu l'angoisse se nourrir de moi au fond de mon ventre. Venue de nulle part. Inexpliquée. Injustifiée. Mais violente et brutale. Pire : insoutenable. Elle est restée longtemps, s'esquissant le soir, mais revenant chaque matin. Un matin, j'ai cru que je ne pourrais pas continuer et j'ai eu très peur de ne plus pouvoir avancer. Je voyais ma Bête me dévorer de l'intérieur, me faisant perdre des kilogrammes, comme si elle aspirait peu à peu l'intérieur de mon corps, comme si à long terme elle allait me faire disparaître. Voir ce qui tombait ainsi sur moi m'a effrayé. Alors il y a dix jours, sur un coup de tête, je suis allée voir un médecin. Je lui ai dit : Je n'y arrive plus, aidez-moi ! Il m'a dit en secouant la tête Oui, je sais, c'est difficile parfois, la vie. Et il m'a donné des pillules magiques. J'étais tombée si bas que j'avais besoin de drogues pour me remonter. J'étais si faible que je ne n'avais plus l'énergie pour lutter toute seule. Pour la première fois, j'ai pris des pillules magiques. Matin, midi, et soir. Comme il est inscrit sur l'ordonnance.

Depuis lundi, les pillules restent sur la table de la cuisine. Je les prends quand même, parce qu'on ne sait jamais. Mais l'idée que je ne pourrais vivre sans me semble aujourd'hui complètement absurde. Un matin, la Bête s'est évanouie. Partie. Disparue. Je ne sais où elle est passée. Elle est sans doute toujours en moi, tapie quelque part. Peut-être même va-t-elle revenir dans une semaine, un mois, un an. Mais elle n'est plus au fond de mon estomac. Je ne sens plus sa terrible présence. Je ne sais pas plus pourquoi elle est partie que je ne sais pourquoi elle est venue. Mais je respire enfin de me sentir libre. Libre et presque légère.

Je crois que ce qui m'a fait peur, c'est de me rendre compte tout à coup que la vie n'avait pas de lignes droites, pas de careaux réguliers, comme dans les pages des cahiers d'écolier. J'aimerais que tout soit tracé, que rien ne puisse dépasser des interlignes et pouvoir sauter une ligne entre les étapes de l'existence sans risquer de tomber et de m'écorcher. Mais l'autre jour je me suis tout à coup aperçue que les lignes droites n'existaient que dans les cahiers d'enfant. Car en fait il n'y a aucun guide, aucune certitude, aucune régularité. Et c'est ça qui fait peur : soudain, la feuille blanche. La feuille immaculément blanche. Plus aucune ligne sur lesquelles tracer les signes de l'existence. Soudain le vide. C'est ça qui m'a fait peur. Si peur.

Je sais que l'absence de quadrillés dans le cahier de ma vie est ce qui la rend bien plus intéressante - parce qu'imprévisible, parce qu'incontrôlable, parce qu'insensée. Je sais que les gribouillis dans les marges sont nécessaires pour espérer un jour réussir à tracer de belles lignes au milieu du vide blanc. Je sais aussi que je suis seule pour tenir le stylo qui me fera remplir toutes ces pages vides qui m'intimident. Je sais tout cela, même s'il y a une semaine je n'étais plus capable d'y croire.

Je n'ai pas retrouvé mes lignes droites. Peut-être même que celles-ci n'ont en fait jamais existé. Mais aujourd'hui - enfin - j'arrive de nouveau à affronter le vide, l'absence et l'inconnu. Rien n'a changé. Mais je me suis retrouvée. Je le sais, je le sens. Elle n'habite plus au fond de moi. Je n'ai pas gagné la guerre, mais j'ai gagné cette bataille. C'est déjà ça.

iris roses



Il y a un an.
Il y a deux ans.