Jeudi 19 août 2004

Les lettres de la liberté
Rama a une maison en plein coeur de Paris, un carnet d'adresses Vuitton et une femme de ménage qui vient repasser et passer l'aspirateur cahque matin. Elle ne se déplace qu'en taxi et se fait régulièrement faire une manucure à 60 euros. Dans son salon, il y a des lithographies de grands peintres et une télévision 16/9 à écran plat.

En fait, ce n'est pas tout à fait son salon et sa télévision : c'est ceux de son mari, qu'elle a rencontré il y a quelques mois alors qu'elle travaillait encore dans un hôtel de Dakar.

Rama a tout en apparence - de l'argent autant qu'elle en veut et un mari qui, probablement, l'aime réellement (même si je n'arrive pas à comprendre cette relation). Mais en vérité, il lui manque l'essentiel pour être libre. Si elle veut prendre le métro, quelqu'un doit la guider vers la bonne ligne et elle doit compter chaque station pour descendre au bon endroit. Elle ne peut pas remplir toute seule un formulaire officiel et est contrainte de mettre toute sa confiance dans la personne qui l'aidera. Elle ne peut lire les infos dans le journal ni savoir sur quel quai attendre le bon train. Plus que tout autre, elle sait que chaque geste de la vie quotidienne est une épreuve lorsqu'on ne sait ni lire ni écrire.

Je vais tous les matins chez Rama pour lui apprendre à lire. J'aime à dire : lui apprendre à être libre. En lui donnant les lettres, les syllabes et les mots, je ne peux que lui ouvrir un monde qui lui est fermé jusque là. La véritable richesse ne vient-elle pas des mots et surtout de leur parfaite maîtrise ? Ne pourra-t-elle pas devenir maîtresse d'elle-même et peut-être même des autres lorsqu'elle sera maîtresse du langage et de l'écriture ? Chaque matin, vers dix heures, j'arrive dans la maison impeccable. Je dis bonjour à la femme de ménage - noire, comme Rama - que je suis toujours étonnée de voir occupée (chez nous, le ménage ne dure que deux heures par semaine... mais ce n'est peut-être pas une référence !). On s'installe sur la table du salon ou bien à l'étage sur le bureau. Et je la fais répéter : B et A, ça fait BA. B et U, comment on dit ? On lit des phrases pleines d'allitérations, mais aussi très infantilisantes : Carole a collé le carré. Séverine a salé la salade de simone. La mamie de magali arrive à midi... Je lui parle doucement et lui dit qu'elle va y arriver, mais je ne lui laisse pas une seconde de répit, la faisant répéter inlassablement les mêmes syllabes - ba, be, bi, bo, bu.

Au début, je voulais simplement rendre service et gagner un peu d'argent. Et puis très vite, je me suis sentie impliquée dans le destin de Rama. J'ai envie que dans quelques années elle vienne me voir et me dise, voilà, je sais lire et écrire, et depuis ma vie n'est plus la même. C'est une envie toute égoïste de professeur, très certainement. Mais aussi un incroyable sentiment de vraiment servir à quelque chose - à quelqu'un. Quand elle saura lire, elle ne pourra plus me dire Je m'ennuie dans cette grande maison et dans cette ville inconnue... car elle pourra sortir quand elle veut, sans se retrouver dans un labyrinthe de signes cabalistiques et faire ses propres choix sans se référer à quelqu'un d'autre.

Quand je sors de chez Rama, chaque midi, j'ai le sourire. Je sais que je lui ai appris une lettre de plus. Une lettre de la liberté.

un domino, la salade, le dos




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