Jeudi 26 août 2004

Le pays de lait et de miel
Le premier lien que j'ai eu avec le Liban, c'était Rima. Rima était une petite fille brune à la peau mate qui partageait avec moi les bancs de l'école. Nous étions en CE2 ou bien en CM1, je ne sais plus très bien. C'est loin maintenant. Ce n'était pas ma meilleure amie, mais enfin nous étions quand même copines. J'aimais bien jouer avec elle, mais en même temps je trouvais qu'il y avait en elle un petit côté affabulateur qui m'empêchait de lui faire totalement confiance. Bien sûr, à l'époque - j'avais 9 ou 10 ans - je ne me parlais pas à moi-même en ces termes. Mais enfin, Rima me parlait de la vie dans son pays d'origine ou de sa famille en des termes si incroyables pour moi que la plupart du temps j'étais persuadée que c'était faux et qu'elle me racontait des histoires. Je me souviens un jour être allée chez elle, dans la maison qu'elle habitait avec ses parents. Je me rappelle très bien cette odeur de nourriture si particulière qui m'avait immédiatement titillé les narines lorsque j'avais franchi le seuil de la cuisine. C'était un parfum que je ne connaissait pas. Un parfum d'Orient. Un parfum de cette terre dont je ne connaissais rien et dont je savais seulement qu'elle était très très loin dans la géographie d'une petite fille de 9 ans. Je me souviens aussi m'être disputée un jour avec elle. Rima me répétait que la guerre avait éclaté dans son pays à sa naissance et que c'était pour cela que sa famille était partie se réfugier en France. Moi, je ne pouvais pas la croire : non, tu mens, lui disais-je, convaincue malgré mon ignorance, une guerre ne peut pas durer aussi longtemps ! Il m'était inconcevable que des combats puissent se poursuivre depuis plus de dix ans et que des hommes puissent se déchirer durant un temps aussi long que celui de ma propre vie. Tout ce que je connaissais de la guerre, c'était les quelques histoires que m'avait raconté ma grand-mère : Hitler et les Allemands les "méchants", mon père tout petit émigré à l'autre bout de la France, mon grand-père prisonnier dans un fort quelque part en Allemagne... Tout cela ne ressemblait en rien à ce que me racontait Rima de la guerre de son pays. Donc, pour moi, elle ne pouvait pas dire la vérité. Pour un enfant, la vérité dépend de celui qui la raconte.

Ce n'est que quelques années plus tard que j'ai su que Rima avait raison. Au moins lorsqu'elle disait que la guerre durait depuis 1975. Elle allait durer encore six longues années après notre année de CM1. Je crois qu'il m'a fallu encore plus longtemps pour comprendre que le Liban, ce n'était pas simplement un pays énigmatique coincé dans la zone noire du Moyen-Orient où des otages occidentaux avaient été retenus prisonniers pendant de longs mois. Dans les années 1985 ou 1986, chaque soir le journal télévisé s'ouvrait par la photo du journaliste Jean-Paul Kaufmann avec en dessous de son portrait l'inscription d'un chiffre qui s'accroissait jour après jour. Je crois que pour la plupart des enfants de ma génération, le Liban a été associé pendant des années à un pays de tortionnaires qui kidnappaient des pères de famille pour les enlever à leurs enfants. Finalement déjà à cette époque la télévision aimait le sensationnalisme et préférait l'émotion à l'information. Mais bien sûr, j'étais trop petite pour m'en rendre compte.

Je n'ai jamais appris que les parents d'O. étaient libanais. Je l'ai toujours su, avant même de rencontrer O. Lorsque H. m'a présenté O. pour la première fois, je crois que c'est par ce petit détail qu'elle a commencé. Pour moi, cette origine libanaise n'était plus aussi étrange que l'était celle de Rima à mes yeux de petite fille de CM1. Je ne voyais plus dans cette origine orientale l'étrangeté de l'étranger venu d'ailleurs, mais plutôt la richesse de la double culture, la force du savoir de la terre de ses ancêtres. Il y a chez les personnes qui peuvent revendiquer une origine qui est marquée dans leur langue, leurs coutumes et jusque dans leur apparence physique, une richesse infinie dont j'ai certainement toujours été un peu envieuse. N'y a-t-il rien de plus ennuyeux de n'être "que" française... et même pire, de n'être issue que de la partie la plus pâle et insipide de la France - la banlieue parisienne ? Savoir d'où l'on vient et avoir la fierté de le revendiquer, c'est si important : peut-être qu'ainsi on peut un peu mieux savoir nous-mêmes qui on est...

Quelques semaines après avoir rencontré O., j'ai fait connaissance avec sa famille. Dans la cuisine de ses parents, il n'y avait pas cette odeur entêtante que j'avais connu dans la cuisine de Rima. Mais il y avait ce parfum d'huile d'olive et d'amandes, bien différent de celui régnant dans la cuisine de mes parents. J'étais très intimidée, la première fois, de rencontrer la maman d'O. D'abord parce que je voulais lui plaire, comme pour donner une bénédiction maternelle à l'amour naissant qui nous unissait; O. et moi. Ensuite parce que j'avais peut-être cette peur inconsciente de ne pas entrer dans les critères que je m'imaginais qu'une mère libanaise exigerait pour sa future belle-fille. Finalement tout s'est bien passé. Certes, je ne suis peut-être pas la belle-fille idéale, car je n'aime pas le taboulé libanais (hum, ça restera toujours une de mes tares !)... mais jamais je ne me suis sentie étrangère dans la maison des parents d'O.

La semaine prochaine, O. et moi nous nous envolons pour Beyrouth. C'est un grand voyage pour moi. Je vais rencontrer la partie de sa famille qui est restée vivre au Liban - celle qui a choisi de ne pas émigrer dans tous les coins de la planète et de rester sur cette petite bande de terre ourlée par la Méditerranée. Si je l'avoue à O., il me rira au nez. Mais pourtant, je suis tout de même un peu inquiète. J'ai peur de faire ou de dire des bêtises, d'avoir des opinions trop européennes et trop libres pour une communauté dans laquelle la religion et les valeurs familiales sont si présentes, de ne pas aimer aussi ce pays, comme si c'était alors trahir mon amour pour O. Mais je sais que ces peurs s'envoleront très vite. Je connais maintenant suffisamment les Libanais pour savoir qu'ils feront tout pour que je me sente à l'aise.

Aujourd'hui, l'incrédulité que j'avais petite-fille face au Liban de Rima s'est transformée en curiosité et en désir de découverte. Je lis Hanan El-Cheikh et Andrée Chedid, je partage la vision d'un Français sur le Liban ou m'amuse du récit d'un ami touriste découvrant ce pays si particulier, et je fais des listes des régions décrites comme les plus belles dans mon guide touristique. J'apprends même mes premiers mots de libanais, en rageant lorsqu'O. prétend ne pas comprendre la belle phrase que j'ai péniblement apprise phonétiquement. Et puis aussi j'écoute, mi fascinée mi scandalisée, le cousin d'O., en visite à Paris, qui raconte son pays : les gars qui conduisent n'importe comment sur l'autostrade, le racisme latent qui se cache derrière un communautarisme qui se veut la norme, le respect qu'ont les enfants libanais pour leurs parents, la forêt des Cèdres et le festival de Baalbek, la drague à la Libanaise proportionnelle à la puissance de sa voiture... O. écoute aussi. Il apprend à redécouvrir ce pays qu'il porte tout au fond de lui, presque malgré lui.




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