On se retrouve tous les trois dans l'ascenseur de l'immeuble de mes parents. H. dit : "ça me rappelle un certain retour de Bretagne !" Et en effet, c'est comme un retour dans le passé : un jeu où on se serait amusé à prendre les mêmes personnes et à tout recommencer.Tout recommencer comme il y a deux ans. Le même trio un peu bancal : les deux filles en anorak rouge - on s'est appelées les "Red Coat Sisters" pour rigoler - au milieu du seul mâle du groupe - le "Blue Man" (ben oui, le blouson d'O. est bleu marine). Les mêmes lieux : le Mont Saint-Michel bondé avec ses boutiques à touristes, la pointe de Grouin qui chante sous le vent entre l'azur du ciel et l'émeraude de la mer, Saint-Malo l'orgueilleuse qui fait face fièrement à Dinard la belle. Le même moment, ou presque : cet instant fragile entre l'automne et l'hiver d'un mois de novembre hésitant entre le soleil et la pluie, entre la gaieté et la tristesse. On marche le long du chemin des douaniers, sur le petit sentier qui, entre les rochers et la mer, entoure toute la Bretagne. Le vent glacé emmêle nos cheveux et nous pique les yeux, tandis que le soleil insolent qui perce à travers les nuages semble faire un pied de nez à l'hiver. Dans la cuisine de l'Auberge de Jeunesse, on prépare des moules-frites, envahissant la minuscule cuisine collective et détruisant définitivement la vieille poêle qui, de toute évidence n'est pas une Téfal. Oui, c'est tout pareil... La balade humide sur le port de Cancale, sur le marché à huîtres, au-dessus de l'immense plage où des ostréiculteurs s'activent dans leurs bottes de caoutchouc toutes boueuses. Les promenades sur la plage à marée basse, les corps penchés sur le sable, à fouiller parmi les rochers pour ramasser des coquillages qui sentent encore la mer et les embruns. Tout ressemble à hier, c'est vrai. Même l'émerveillement devant une Bretagne dont on avait oublié qu'elle était si belle, si imposante... si libre.
On s'amuse à reprendre les mêmes photos qu'il y a deux ans. On pose autour du vieux canon, sur le parking du port de Cancale, en prenant exactement la même pose en 2004 qu'en 2002. Pourquoi ? Pour comparer les rides qui, peut-être, déjà, se sont creusées sur les visages ?
O., H. et moi, nous zigzaguons sur le sentier des douaniers, sous les arbres, au-dessus des rochers noirs. La plage qu'on voit au loin semble tout près, mais il y a tant de détours sur le chemin qu'on met plus de trois quart d'heures pour y arriver. Les côtes bretonnes ne connaissent pas les lignes droites. La vie non plus, à ce que j'ai pu remarquer. Le sentier est trop long pour qu'on puisse seulement espérer aller jusqu'au bout en une seule journée. Alors, au bout de quelques heures de randonnée, on fait marche arrière et on reprend le même sentier en sens inverse. Au début, on soupire : on se dit qu'on va s'ennuyer, qu'on a déjà vu tout le paysage et qu'on va retrouver exactement la même chose, que ce n'est pas intéressant. Mais à peine a-t-on fait un pas sur le petit chemin de terre qu'on se rend compte qu'on avait tort. Quand on est partis, c'était la marée haute : la mer, flirtant entre le bleu et le vert et étendant au large ses dégradés de couleurs, dansait partout à nos pieds, remuant ses vagues contre la côte et faisant éclater la terre, comme pour l'envahir. Maintenant, c'est la marée basse : la mer est partie chatouiller l'horizon, et, comme par magie, elle a découvert les trésors qu'elle cachait précieusement - une longue plage de sable jaune ici, des rochers noircis par les mouvements des vagues là-bas, des grosses méduses translucides par ici. Cela n'a plus rien à voir. C'est complètement différent.
Revenir en Bretagne deux ans après, c'est comme prendre le chemin du retour à marée basse alors qu'au départ on l'avait découvert à marée haute. C'est pareil, et tout autre en même temps. Il n'y a plus la même innocence, la même insouciance entre nous trois. Il y a plus de fragilité, plus de souffrance, mais sûrement plus de force aussi. Comme si on en savait plus sur nous-mêmes, désormais. Comme si on était plus riches, mais aussi plus lourds de ce savoir. O. glisse des petits mots d'amour dans la poche de ma veste. Comme il y a deux ans. Mais mon coeur ne bat plus aussi fort en dépliant les petits papiers. Je sais maintenant. Je sais ce qui m'unit à lui et je ne suis plus dans la découverte d'un sentiment amoureux dont j'ignorais tout et que je ne parvenais même pas à reconnaître. Je sais aussi que cet amour est plus fort que je n'aurais jamais plus l'imaginer au début. H. court sur la plage et se trempe le bout des pieds dans l'eau glaciale. Comme autrefois. Mais elle sait aujourd'hui ce qui se cache derrière cette gaieté presque exagérée. Elle sait, et cela la rend triste parfois, le soir, devant sa tasse de tisane.
On est les mêmes. Mais si différents en même temps. Est-ce cela devenir adulte ? Et si nous revenons dans deux ans, en 2006, sur cette plage de la Côte d'Emeraude, le serons-nous inévitablement encore un peu plus ?