Lundi 13 février 2006

Intérieur et extérieur
Gros coup de flemme depuis ce matin. Le temps tout gris par la fenêtre, un léger mal de ventre latent, la fatigue de ces six derniers mois qui ressort d'un coup et qui vient peser sur mes paupières. Aujourd'hui est une de ces journées paresseuses qui a le goût à la fois délicieux et déprimant du néant. Une de ces journées qui s'écoule tout doucement, entre l'ennui et la nonchalance, jusqu'à s'effacer dans la nuit, sans même qu'on ait eu le temps de voir le temps passer. Aujourd'hui ressemble à ces jours chômés que je connaissais parfois lorsque j'étais prof (durant les vacances ou bien les jours de la semaine où je n'avais pas besoin de me rendre au lycée). Il me semble que cela fait un temps fou que je n'ai pas vécu un jour ressemblant à celui-ci.

Je ne suis pas tout à fait en vacances. Officiellement, je travaille toujours. Je ne peux pas faire mes bagages et partir vers d'autres horizons. Je ne peux pas non plus passer ma journée dans mon lit à faire une grasse matinée à rallonge. Mais je ne suis pas vraiment non plus au travail. En fait, le CDD qui m'occupait depuis le mois d'août a pris fin la semaine dernière, la personne que je remplaçais ayant repris son poste. Pour quelques jours encore, je travaille désormais depuis chez moi à la suite et à la fin de certains des ouvrages dont je me suis occupée. Juridiquement, on va dire qu'il s'agit de "TAD" - Travail à domicile. Officieusement, c'est un peu plus compliqué. Mais ce statut hybride était un moyen d'arranger tout le monde...

J'ai donc pour une dizaine de jours rapatrié mon ex-bureau du boulot dans mon appartement. Il m'a bien fallu deux gros sacs pour transporter tous les dossiers en cours : les épreuves de deux bouquins représentant quelques centaines de pages (au format A3, histoire de simplifier les choses !), les manuscrits originaux en cours de lecture, et une petite réserve de post-it et de stylos à encre rouge. J'ai posé tout cela sur mon grand bureau de chêne, dans la pièce que, depuis notre emménagement, nous nommons pompeusement "mon bureau". Et me voilà en train de jouer les éditrices dans mon confortable fauteuil gris, face à une lointaine Tour Eiffel qui, derrière la fenêtre, s'efface sous la brume d'hiver. Pour la première fois depuis plusieurs mois, j'ai l'impression de découvrir cette pièce du nouvel appartement. Jusque là, j'étais toute la journée au travail, à l'extérieur, et, de retour à la maison le soir, j'allais dans "mon bureau" seulement quelques minutes, après le dîner, pour vaguement pianoter devant l'ordinateur, luttant contre la fatigue de la journée. Aujourd'hui, il me faut apprendre à apprivoiser cette pièce. Me retrouver chez moi face à mon bureau si délaissé ces derniers mois. Autrefois - était-ce il y a si longtemps ? - je passais des journées entières devant mon bureau, près de mon écran d'ordinateur. Le temps s'écoulait comme aujourd'hui, lent et rapide à la fois : travailler, écrire, surfer, rêver aussi... passer la journée face à moi-même et à mes idées. Ces derniers mois, en travaillant à l'extérieur, j'avais presque oublié cette proximité à soi-même dans le travail à la maison. Ce pouvoir de se retrouver seul face à soi et de travailler à son rythme, entre le radiateur en forme de chat sur les genoux et le CD de Bach en fond sonore dans la chaîne Hi-fi. J'avais presque oublié comme il était agréable de travailler chez soi.

Et soudain, aujourd'hui, tout me revient en mémoire. Les matins ensommeillés, entre la culpabilité de rester couché avec un bon bouquin et la nécessité de se lever pour se mettre au travail. Les matinées en pyjama, entre l'ordinateur et la tasse de thé du petit déjeuner. La légère violence qu'il faut se faire pour résister aux appels de l'Internet et à la flemme larvée des journées grises d'hiver. Les plateaux repas à deux heures de l'après-midi devant le téléfilm ringard d'M6. Le doux sentiment de vivre décalé, en rupture avec le temps extérieur. Puis, soudain, en fin d'après-midi, les mille idées qui fusent de toutes parts, les pages blanches de la matinée qui s'écrivent en quelques heures miraculeusement devenues studieuses, comme pour rattraper le retard pris à traîner tout le matin. Puis les soirées à travailler intensément, comme si toute la productivité de la journée se réduisait aux quelques heures du début de la nuit - heures pleines d'excitation et de création. Oui, vraiment, j'aime ce rythme particulier du travail à la maison. Cette lutte contre soi-même et avec soi-même. Ce temps malmené qui prend ses aises et qui offre un terrain à l'inspiration.

Je me prends à regretter déjà que ce statut à part de travailleuse à domicile ne dure qu'une semaine. Lundi prochain, je commencerai un nouveau boulot. Ailleurs encore, il me faudra tout recommencer à nouveau : apprendre à travailler avec de nouvelles personnes, découvrir de nouvelles habitudes, faire connaissance avec d'autres auteurs, d'autres maquettistes, d'autres éditeurs. Et puis surtout : avoir des horaires à respecter, se greffer sur le rythme d'autrui, prendre le métro, avoir une "pause déjeuner" d'une heure...

J'aime ce nouveau métier d'éditeur. J'aime me sentir comme un pilote aux commandes d'un OVNI qui, au fil des mois, grâce aux efforts de chacun et sous l'impulsion de mon travail de gestion, se met à prendre peu à peu la forme d'un livre. J'aime cette satisfaction à mener jusqu'au bout des projets et cette énergie que je mets pour transformer ce qui n'était au départ que "concept" en "livre" - produit matériel et culturel à la fois. J'aime travailler avec des gens de tous horizons - des graphistes, des illustrateurs, des iconographes, des auteurs, des photographes... - et partager à leur contact un peu de leur art ou de leurs compétences. J'aime aussi entendre les personnes avec qui j'ai bossé me dire : "merci, j'ai été heureux de travailler avec vous ! vous avez fait du très bon travail !". C'est vrai, après tout, avais-je déjà entendu des propos aussi élogieux à l'égard de mon travail lorsque j'étais enseignante ? Oui, j'aime ce nouveau métier d'éditeur. Mais, tout de même, je regrette d'avoir perdu ma liberté de travailleuse à domicile. Je regrette ces heures perdues et gagnées à la fois. Ces heures de travail face à mon ordinateur. Face à moi-même.

A vrai dire, je me rends compte que c'est toujours le même dilemme qui me tiraille. Je veux faire un travail que j'aime - un travail qui me permette de penser, créer, et même rêver... un travail qui ne m'éloigne pas de moi-même. Au fond, je veux à la fois être dans le monde extérieur (avoir un travail reconnu, qui me permette de vivre et qui me met en contact avec les autres) et dans mon monde intérieur (faire un boulot qui ne me coupe pas de moi-même et qui ne m'oblige pas à rogner sur ma liberté et mon autonomie). J'espère qu'un jour, au moins, j'arriverai à faire tout cela en même temps...

Travailler chez soi, c'est aussi devoir supporter un chat qui se prend pour une poule couveuse



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