Dans mon bureau, il y a un bout d'étagère consacrée au "roman" sur lequel j'ai travaillé l'été dernier. Cela ne prend pas beaucoup de place : une grande chemise bleue contenant les épreuves annotées du manuscrit, deux ou trois enveloppes kraft enfermant le manuscrit relié, le cahier vert qui m'a servi à prendre quelques notes au fur et à mesure de la rédaction, et une pochette en plastique où s'entassent les lettres de refus des éditeurs. Aujourd'hui, il y a déjà dix lettres dans cette pochette. Dix lettres disant toutes peu ou prou la même chose : non. Cela me semble un nombre énorme. A partir de combien de lettres de refus doit-on définitivement renoncer à tout espoir de publication ? Je ne voudrais pas que cela tourne à l'acharnement. D'ailleurs, c'est loin d'être le cas. En fait, la plupart des éditeurs ont la délicatesse de joindre à leur lettre de refus l'exemplaire du manuscrit envoyé. J'entasse donc sur mon bout d'étagère les manuscrits en retour et, au bout de deux ou trois mois, lorsque la pile de départ s'est reconstituée, je retourne à la Poste faire une autre série d'envois. En fin de compte, on pourra dire que ces manuscrits auront fait des voyages et vu du beau monde...Toutefois, même si dix éditeurs ont reçu mon manuscrit, je ne suis pas sûre qu'il ait été lu par dix personnes différentes. En fait, il y a deux sortes de refus. Il y a les refus nets et sans appel, d'une précision administrative sans faille : 10 jours après mon envoi, je retrouve sur mon paillasson une grande enveloppe brune. Pas besoin de l'ouvrir pour savoir ce qui s'y trouve. La lettre qui l'accompagne ressemble à n'importe quelle lettre du même type et c'est simplement mon nom et mon adresse dactylographiés en haut à droite de la lettre qui prouvent bien que je suis bien la destinataire du courrier. Pourtant, d'autres fois, dans l'enveloppe me retournant mon manuscrit il y a une autre lettre. Ou bien, il n'y a pas de lettre, car le retour du manuscrit a été précédé par l'envoi d'un e-mail. On s'adresse alors vraiment à moi. On me dit en général qu'on a aimé mon histoire, et parfois même on me cite tel ou tel passage "particulièrement émouvant". Mais on ajoute aussi que tel ou tel aspect du roman ne convient pas : parce qu'il y a quelques maladresses ou, la plupart du temps, parce que le thème ne convient pas avec le cadre de la collection. L'un de mes expéditeurs m'a même fait comprendre qu'aujourd'hui, il lui fallait son quota de clones d'Harry Potter pour alimenter sa collection et plaire au plus grand nombre de lecteurs. Or, dans mon roman, il n'y a pas vraiment de magie et de sorcière. Pas de chance...
La question que je me pose aujourd'hui est : jusqu'à quand va durer ce petit jeu ? A partir de quand dois-je juger que c'en est assez et qu'il me faut tourner la page ? En lisant certaines de ces lettres de refus, j'ai malgré tout l'impression que ce roman est publiable. Mais, j'ai également de plus en plus la conviction que ce roman a trop de défauts pour mériter d'exister dans une publication. Je ne suis pas allée au fond de moi-même en écrivant, dans l'urgence, cette histoire. Je l'ai écrite d'abord pour me prouver que j'étais capable d'écrire un roman. Peut-être même pour me faire croire que j'étais capable d'être publiée. Mais ai-je vraiment écrit cette histoire pour transmettre et partager ? Ce manuscrit peut-il avoir une existence propre ? Est-il assez riche pour être davantage qu'un défi lancé à moi-même ?
Je pense au prochain roman. Mon petit personnage, déjà, m'accompagne quotidiennement. Je connais la couleur de ses yeux et de ses cheveux, son prénom et quelques uns des personnages qui l'accompagnent. Certains passages sont même déjà écrits dans ma tête. J'attends que toute cette matière un peu informe ait suffisamment mûri pour prendre la forme de paragraphes et de chapitres. J'attends aussi d'avoir tout le temps pour ne penser qu'à mon histoire et pouvoir y pénétrer toute entière.
Peut-être que les histoires et les personnages ont leur vie autonome, dont leur auteur n'est responsable qu'en une infime proportion. Peut-être que la naissance d'une histoire et son développement m'appartiennent aussi peu que sa diffusion. Peut-être que seul le temps pourra me dire si le roman écrit cet été a une destinée plus grande que celle de voyager dans une enveloppe kraft à travers tout Paris...