Mercredi 17 mai 2006

80 ans d'histoires
Plus de huit mois après l'achat de l'appartement, nous venons enfin de recevoir les originaux de l'acte de propriété de notre nouveau logement. Sur l'acte de vente, il y a, bien entendu, nos deux noms et notre état civil. Mais il y a aussi, retracée en termes juridiques, toute l'histoire de notre appartement. Depuis notre emménagement en septembre, je rêvais d'en savoir un peu plus sur notre trois-pièces. Hier soir, je me suis donc plongée dans la liasse de papiers et j'ai essayé de déchiffrer l'acte notarié et de suivre, derrière le jargon technique, l'historique de l'immeuble. C'est, sans doute, une histoire banale. C'est, en tout cas, une histoire que le langage notarial a réduit à une simple succession de faits, négligeant tout sentiment, toute émotion. Le Droit, dans la précision de son vocabulaire, est une formidable machine à réduire les mots et, avec eux, la riche matière qui compose l'existence humaine. L'histoire que je lisais sur l'acte du notaire était froide, abstraite, lointaine. Mais c'est une histoire vraie. En cela, c'est un témoignage inestimable.

J'ai toujours eu ce fantasme d'imaginer les vies successives dans les appartements que j'ai habités. Dans tous les logements où j'ai vécu (et il y en a eu 6 depuis que j'ai quitté mes parents), je me suis toujours allée à reconstituer des vies inconnues, à rêver sur des pièces, à faire revivre des murs. Je suis persuadée qu'une maison est vivante. Il n'est pas besoin de croire aux fantômes pour se persuader que chaque habitant d'une maison laisse un peu de lui entre les quatre murs qui l'ont vu vivre. Il n'est nul doute que c'est pour cela que j'ai toujours vécu dans des appartements anciens : parce que leur histoire était plus longue, plus cachée, plus mystérieuse.

Ainsi, en lisant l'acte notarié de notre appartement, j'ai pu retracer de façon assez précise l'histoire de notre nouveau chez-nous. Je vais essayer de la décrire ici en toute objectivité - sans y ajouter cette fameuse part de rêve qui risque toujours de travestir la réalité en essayant de lui redonner forme...

L'histoire de l'appartement est d'abord l'histoire d'un terrain. A la fin du XIXe siècle, le bout de terre où sera édifié notre immeuble appartient à un comte et une comtesse portant un nom à rallonge. Quand on y réfléchit, cette origine noble du terrain est un peu étrange : ce bout de la région parisienne est alors largement populaire et habité par des familles plutôt démunies. Mais à la fin du XIXe siècle, c'est sans doute encore un peu la campagne. Les ouvriers qui, quelques années plus tard, vont s'installer et travailler dans la commune, ne sont pas encore massivement arrivés. Au début du siècle, le terrain est vendu et devient la propriété d'établissements commerciaux (je n'ai pas réussi à comprendre quelles étaient leurs activités). Puis, en 1925, une société immobilière parisienne achète une portion du terrain d'origine. Rien n'est dit ensuite sur la construction proprement dite de l'immeuble. Il n'est pas fait mention non plus de son architecte. Mais il est probable que l'immeuble ait été édifié vers 1926. Si l'on considère les commodités dont nous bénéficions encore aujourd'hui, il s'agissait alors d'un bâtiment plutôt cossu. Aujourd'hui en effet, les témoins de cette époque sont encore nombreux : un petit ascenseur tout en bois et en fer muni de portes battantes en verre qui, près de 80 ans plus tard, fonctionne parfaitement ; des cheminées dans toutes les pièces principales ; des radiateurs en fonte avec le chauffage central (remplacé aujourd'hui par des chaudières individuelles) ; un parquet de chêne qui, bien entretenu, semble neuf. Je doute que ce soit des ouvriers qui aient habité là. Peut-être était-ce de petits bourgeois ? Impossible de savoir cependant qui a vécu dans l'immeuble entre sa construction et les années cinquante. En effet, durant toute cette période il s'agissait d'un "immeuble de rapport", c'est-à-dire d'un immeuble divisé en appartements offerts à la location. Aucune mention n'est donc faite dans l'acte notarié des habitants de l'immeuble dans les années 1930 puis pendant la guerre. On ne parle que de la société gestionnaire de l'immeuble. Sur cette période, j'ai juste appris qu'il y avait alors au rez-de-chaussée, à l'emplacement actuel de l'appartement de la gardienne, une épicerie qui, plus tard, sera transformée en loge de concierge.

Après ces années de silence, l'histoire reprend en 1950. En cette année, les appartements sont redistribués. Je ne sais pas s'il y avait avant les années 1950 une salle de bain dans les logements. Quelques détails et en particulier l'observation des murs porteurs dans notre appartement nous laissent supposer que notre grand séjour était divisé en deux pièces (un salon et une salle à manger), que notre salle de bain abritait la cuisine et que notre actuelle cuisine et notre chambre à coucher appartenaient sans doute à l'appartement voisin (un de nos petits placards muraux devait être une ancienne porte séparant deux pièces). Quoi qu'il en soit, en 1950, l'immeuble est réorganisé en lots et la société immobilière vend le tout à des propriétaires individuels. Notre appartement, situé au 5e étage, est acheté pour la somme de 310 000 anciens francs par un certain M. Pradier. Celui-ci est né en 1897 à Montpellier. Son épouse, Mme Pradier, est née en 1900 à Paris, 10e. En 1950, ils ont donc une cinquantaine d'années lorsqu'ils achètent l'appartement. Leurs deux enfants, nés juste après la première guerre mondiale, sont déjà grands et n'habitent probablement plus avec eux. Mme Pradier vivra plus de trente ans dans ce grand trois-pièces (qui était alors un quatre-pièces). Il n'est nul doute qu'elle ait assisté aux nombreuses mutations de la ville : la construction des grands HLM de briques rouges devant les fenêtres de la plus grande des chambres, l'édification dans les années 1970 de l'imposant ensemble de bureaux qui sont venus lui gâcher quelque peu la lointaine vue sur la Tour Eiffel, l'aménagement de la voie ferrée vers l'ouest... 1976 a dû être pour Mme Pradier une année particulièrement douloureuse : à quelques mois d'intervalle, elle assiste au décès de son mari, puis de sa fille âgée de 57 ans. Sa fille décédée laisse alors trois enfants - dont un fils adolescent, né d'un second mariage quinze ans après son frère aîné. Dans son testament, rédigé quelques jours avant sa mort, Mme Pradier a prévu de céder ses biens à son fils et à ses trois petits-enfants (les enfants de sa fille défunte). C'est un jour de janvier 1983 que Mme Pradier meurt. Sa mort a lieu dans ce qui deviendra notre appartement (dans notre actuelle chambre à coucher ?) L'appartement est donc divisé en parts inégales entre l'oncle et ses neveux et nièce. Il faut attendre de longs mois avant qu'une décision ne soit prise sur l'avenir de cet appartement. A la lecture de l'acte du notaire, il n'est pas possible de savoir si les héritiers se sont entendus facilement et comment s'est passée la succession. Quoi qu'il en soit, l'appartement est estimé et mis en vente.

En 1986, une autre histoire commence pour l'appartement. Il est racheté par un couple d'une quarantaine d'années. Lui est né à Tunis en 1951, et est analyste programmeur. Elle est née à Paris à peu près à la même époque et exerce la profession d'acheteuse. Nous ne savons pas grand chose de ce couple qui s'est marié tardivement, plusieurs années après l'achat de l'appartement. En ôtant l'ancien papier peint de notre chambre, nous avons pu supposer qu'ils avaient un goût étrange en matière de décoration puisque nous avons retrouvé des murs peints dans un drôle de vert-bouteille et décoré de frises excessivement chargées.

Dix ans plus tard, en 1996, l'appartement est à nouveau vendu. C'est un jeune couple de trentenaires qui l'achète. Lui est dessinateur industriel et elle employée de bureau. De ces gens, nous savons beaucoup de choses puisque c'est à eux directement que nous avons acheté l'appartement. Lorsqu'ils ont aménagé en 1996, la jeune femme attendait son premier enfant. Ils ont fait pas mal de travaux, rénovant entièrement le système électrique et retrouvant le beau parquet de chêne sous la vieille moquette du salon et des chambres. Quelques mois après leur emménagement une petite fille est née, suivie, quelques années plus tard, d'un petit garçon. La chambre des enfants était notre actuelle chambre. Les enfants avaient une grande mezzanine et un poster de pirate au-dessus de l'emplacement de l'ancienne cheminée où se trouve aujourd'hui notre lit.

Voilà, nous sommes aujourd'hui en 2006. L'histoire se poursuit, entre les secrets et les mots officiels de l'acte du notaire. Le 15 septembre 2005, l'ancien appartement de Mme Pradier est acheté par un autre jeune couple de trentenaires. Lui est ingénieur développeur et elle éditrice. Au moment de l'achat de l'appartement, ils ne sont pas mariés et sont tous deux "célibataires majeurs". En dix ans, le coût de vente de l'appartement a triplé. En vingt ans, il a sextuplé. Quant à comparer la valeur du prix de l'appartement en 1950 à celle de 2005, cela n'a pas de sens tant les sommes sont sans commune mesure.

Il ne resterait plus désormais qu'à écrire ces histoires qui se lisent entre les lignes de la prose des notaires successifs qui se sont occupés des ventes de l'appartement. Pourquoi pas ?

L'escalier près de l'ascenseur



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