Dimanche soir, dîner familial chez mes parents. Je ne sais plus très bien de quoi on parle exactement - des changements de la société contemporaine, du monde du travail, des études, du chômage... de tout ça en même temps. Et puis, au détour d'une conversation, mon père me dit : "Quand je vois toutes les études que tu as faites, toutes ces années gâchées à travailler, pour au final avoir un travail comme tu as en ce moment..." Il remue la tête. Je sens en lui la colère qui monte face à ce qui lui paraît une injustice. Mais à ces mots, je me redresse. C'est moi qui suis scandalisée : "Quoi ? Qu'a-t-il mon travail ? Dois-je en rougir ? Me considères-tu surqualifiée pour ce que je fais aujourd'hui ?" Mon père ne me répond pas vraiment, mais revient sur mes années d'étude - sur ma jeunesse étouffée entre quatre murs devant des piles de bouquins, sur ces années de concours qui se sont succédées en se ressemblant toutes, sur tout ce travail que j'ai fourni années après années au lieu de m'amuser et de batifoler. "Tout ça pour ça !", s'exclame mon père, désabusé. "Toutes ces études pour en arriver là !" Dans sa bouche, je sais bien qu'il ne fait pas là une attaque personnelle, qu'il n'en veux pas à moi, mais à la société qui, parfois, ne gratifie pas les diplômés et qui ne récompense pas forcément ceux qui ont le plus travaillé. Il parle de la fille d'amis qui a eu le bac au rattrapage mais qui se retrouve avec un boulot peinard et bien payé, et il continue de remuer la tête en dénonçant ces injustices modernes. "Tous ces diplômes ne t'ont menée à rien..." Mon père a-t-il prononcé cette phrase fatale ? Peut-être que je transforme son propos et que, malgré moi, je reconstruis le dialogue. Pourtant c'est bien ce que j'ai cru entendre. Il a bel et bien parlé d'années gâchées.Ses propos me font mal. Malgré moi. Je sais que, sans doute, je n'interprète pas bien. Mais quand même, je ne peux m'empêcher de me sentir blessée. Prise en faute comme un enfant qui a ramené une mauvaise note de l'école et dont le père dit, en signant le carnet scolaire, Tu m'as déçu. O., à côté de moi, prend ma défense, comme si j'étais attaquée : "D'après ce que me raconte Eva, son boulot est vraiment intéressant... bien plus que ce qu'on fait nous, derrière nos ordinateurs, à coder huit heures par jour sans parler à personne, sans prendre aucune décision..." Mais mon père n'entend pas vraiment mon avocat improvisé. Je sens une petite pointe qui s'enfonce au bord du coeur : "Tu aurais voulu que je fasse quoi, Papa ? Crois-tu que cela aurait été plus valorisant d'annoner du Descartes à des Poulpes boutonneux vous assassinant à coups de "De toute façon, ce qu'on fait à l'école, ça sert à rien !" ? Ou alors tu aurais voulu que je sois prof de fac, c'est ça ? Hé bien non, j'ai peut-être fait pas mal d'études, mais pas assez au final..." Je ne sais plus que dire pour me défendre de ce que je ne peux m'empêcher de prendre comme un reproche. Et puis, ai-je vraiment envie de convaincre mon père ? Déjà, ce qu'il m'a dit m'obsède. C'est comme une vérité qui m'est apparu d'un coup : mon père n'est pas vraiment fier de moi... Voilà, maintenant, je sais.
Sur le chemin du retour, dans la voiture, je me répète que non, il n'a pas voulu dire ça, que j'ai mal interprété, que les mots ont trahi sa pensée. Mais la raison ne peut convaincre mon orgueil blessé. En l'espace de quelques instants, je suis redevenue la petite fille d'hier. Je suis la fillette qui est prête à tout pour réussir - juste pour que ses parents soient fiers d'elle. Je suis cette petite fille qui travaille trop et qui en oublie de s'amuser comme les autres enfants de son âge - juste pour que ses parents la regardent avec fierté et lui disent C'est bien, ma fille. Je suis cette adolescente qui collectionne les bonnes notes et les Félicitations du conseil de classe - juste pour que ses parents se rappellent de sa présence. Soudain, tout m'apparaît très clairement. C'est pour ça que j'ai autant travaillé à l'école : je voulais être meilleure que les autres pour que mon père m'aime, pour qu'il soit fier de moi. Au fond, y a-t-il une autre raison derrière tous ces efforts ?
Plus tard, dans mon lit, tout cela continue de tourner dans tous les sens dans ma tête . Je repense à ce manuscrit que j'ai écrit et dont je n'ai parlé à personne (à part O.). Pourquoi n'avoir pas parlé à mes parents de ce projet de roman ? N'est-ce pas parce que je voulais un jour revenir à la maison en leur présentant un contrat d'auteur à mon nom ? J'ai un peu honte de penser ainsi, et pourtant tout est très clair maintenant : je veux publier un roman juste pour que mon père puisse me dire Je suis fier de toi, ma fille.
Il y a un an. Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y sept ans. |