Une péniche sur la Seine. C'était quand la dernière fois ? Peut-être bien avec Oana, ma correspondante roumaine, lorsque j'avais 14 ou 15 ans. C'est bien connu, les Parisiens ne sont jamais touristes dans leur ville et remettent toujours à plus tard de grimper en haut de la tour Eiffel ou d'aller voguer sur les bateaux-mouches. Il nous aura fallu l'invitation inopinée de Cousin d'O. pour redécouvrir de façon inédite Paris.Cousin a quitté il y a quelques mois son Liban natal pour venir passer une année d'étude en France. Il a intégré une prestigieuse école de commerce de renommée internationale, qui réunit des étudiants de tous les pays de la planète. Quelques étudiants de son école, adeptes de loisirs festifs, ont organisé sur la Seine un remake de la série américaine "La croisière s'amuse" : une péniche maquillée en paquebot, plusieurs dizaines de litres d'alcool et quelques spots pour décorer la "ball-room"... et nous voilà embarqués dans le "Love boat".
Nous n'avons pas eu de mal à trouver le navire. C'était le bateau le plus bondé arrimé au quai. Quelques minutes plus tôt, O. m'avait demandé : "Comment on dit "cousin" en anglais ? Tu crois que si je dis "my kousine" avec l'accent américain, on me comprendra ?"" Mais nous franchissons sans difficulté la passerelle qui mène à l'intérieur de la péniche. Le service de sécurité est peu regardant. A peine a-t-on embarqué que déjà nous avons l'impression d'avoir changé de pays. En fait, c'est plus exotique que cela : nous sommes dans tous les pays à la fois. Toutes les nationalités sont représentées (à part peut-être l'Afrique noire). Cousin, derrière ses lunettes de soleil, nous présente de loin ses camarades de cours : "Le couple, là-bas, est indien. Lui, de l'autre côté du bar, est Grec. Il est assis à côté d'un Chinois et d'une Chilienne. Ah, et je vais vous présenter ma meilleure amie qui est Japonaise !" Le monde entier a embarqué sur ces quelques mètres carrés. C'est étrange de se dire que chacun de ces jeunes gens a grandi dans un pays différent.
Mais les différences culturelles ne sont pas si visibles. Tout le monde parle anglais avec un accent américain irréprochable. Très vite, je ne me sens pas tout à fait à ma place. Je serre des mains et on me dit "Nice to meet you !. De toutes parts, des brides de conversation parviennent à mes oreilles. A côté de moi, de jeunes filles blondes dans des robes à fleurs s'exclament : "Oh, my God !, tandis que des types déguisés en Français (c'est-à-dire avec le béret noir de rigueur) se saluent d'un "How do you do ?" en souriant à pleines dents. Dans quelques années, tous ces jeunes gens seront devenus d'influents financiers brassant des dollars par millions ou d'intraitables hommes d'affaires voyageant en jet privé. La somme faramineuse dépensée par Papa-Maman pour payer la scolarité dans l'Ecole sera récompensée. Il y a vraiment beaucoup de monde sur la péniche. Coincée entre une table et le bord du bateau, je dispose d'à peine 50 cm d'espace vital. J'essaie de ne pas penser que le bateau pourrait être en surpoids et de me persuader que de toute façon, au cas où je sais nager.
Après près d'une heure passée à quai, la croisière commence enfin. D'un coup, je me prends Paris en plein visage. Un Paris qui ne ressemble en rien à la ville que jet traverse tous les jours dans les souterrains du métro. Un Paris dépeuplé de ses habitants stressés et de mauvais humeur. Sur l'îlot pointu de l'Île Saint-Louis, les gens attrapent les derniers rayons du soleil de ce premier week-end d'été. Des groupes se sont formés sur les quais : ici, on écoute un guitariste improvisé, là on pique-nique en faisant "coucou" aux bateaux-mouches. C'est le Paris des cartes postales. C'est le Paris des amoureux. C'est le Paris des touristes qui ne voient que cette façade historique composée de pierres anciennes et d'histoire immémoriale. Le bateau vogue doucement, regardant ce Paris rêvé qui respire au rythme de l'été. La pendule de l'ancienne gare Paris-Orléans est à l'heure sur la façade du musée d'Orsay, tandis que la coupelle de l'Académie française regarde fièrement le fleuve que bien des génies autrefois ont contemplé. Sur l'autre rive, l'immense demeure des Rois continue d'abriter ses siècles de culture. A mes côtés, des types avec une canette de bière à la main s'exclament "Oh, it's beautiful !" tandis qu'un groupe improbable, de l'autre côté du bateau, entonne le refrain de La Marseillaise dans un joli accent décalé. C'est vrai que Paris est beautiful. Surtout quand on est au milieu du fleuve et que la ville défile merveilleusement au fil de l'eau.
Mais dans la ville si beautiful, il y a aussi des rêves cassés. La péniche, malgré elle, montre ce que Paris voudrait cacher. Là, sous ce pont, à l'abri des regards, dorment de pauvres bougres qui cuvent leur mauvais alcool et leur sordide tristesse. Là, tout contre ce quai, à deux pas des riches demeures qui, sous de hauts plafonds boisés, plongent sur la Seine, des tentes improvisées ont élu domicile aux dépens de toute autorisation. Peut-être que quelques SDF se sont dit que, quitte à dormir dans la rue, autant se payer le luxe des plus beaux endroits de la ville. Même si cela implique de contempler chaque soir le spectacle scandaleux de ces riches touristes qui dînent aux chandelles sur des péniches climatisées.
La péniche poursuit son cours. Déjà, elle est arrivée au pied de la Tour Eiffel. "Oh, the Eiffel tower !" crie-t-on autour de moi, tandis que les appareils photos mitraillent. La Tour Eiffel, imperturbable, se laisse immortalisée sur les écrans numériques. Elle en a vu d'autres. Et puis, elle est habituée aux compliments émerveillés.
C'est Paris, un chaud soir de printemps. Un Paris qui ressemble à son image rêvée. Un Paris mythique qui s'est amusé à emprisonner son histoire dans ce film lisse et impeccable de lui-même. Un Paris que, peut-être, je découvre à nouveau comme si c'était la première fois.
Il y a un an. Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. |