Mardi 6 juin 2006

Eternal sunshine of the spotless mind
Je me souviens. Je me souviens de tout. C'est vrai, les premiers jours, les premiers mois sont gravés dans ma mémoire avec plus de force, comme si le temps ne pouvait qu'être impuissant devant les premières heures de l'amour. C'est vrai aussi qu'après la première année, les souvenirs se mélangent et viennent former dans la mémoire un bloc de sensations qu'il est plus difficile de dater. Mais enfin, je me souviens de tout.

Je me souviens de la soirée où je t'ai rencontré. C'était chez toi, dans ton petit appartement parisien. J'étais surprise, car dans ton studio il n'y avait ni canapé, ni fauteuil, ni lit. Il fallait s'asseoir par terre sur le tapis beige ou sur les grands coussins jaunes et oranges (ceux qu'a récupéré mon chat aujourd'hui). Je me souviens que j'étais intimidée car je ne connaissais personne. Même pas toi. Je n'ai pas beaucoup parlé ce soir-là. Tu m'as prise pour une personne hautaine et prétentieuse. Tu m'as avoué bien plus tard qu'après cette première soirée, tu ne voulais plus partir en vacances avec moi et H. Heureusement, tu es parti quand même et tu m'as ainsi offert une semaine pour exister à tes yeux.

Je me souviens de la Bretagne bien sûr. Le soleil de la Toussaint se couchant sur la plage blanchie par l'écume de la marée descendante, les rochers roses et arrondis de la côte de granit, les nuits sous la tente entre toi et H., le cidre et les crêpes à l'auberge de jeunesse, les lits superposés et surtout cet été indien au coeur de la Bretagne qu'on ne voulait pas voir se finir. Je me souviens de tout. De tes petits mots, de ton regard coquin derrière tes lunettes, de tes mains toutes proches des miennes. Au retour, dans l'ascenseur chez mes parents, tu as failli m'embrasser. Mais tu n'as pas osé. Pourtant, je n'attendais que ça, même si je ne me l'avouais pas.

Je me souviens de tout ce qui s'est passé après. De ta lettre enfantine, pleines de fautes et de dessins gribouillés. Du bain dans lequel je me suis plongée ce soir-là, me demandant si je devais être triste parce que j'avais passé une journée immonde au lycée, ou si je devais être heureuse parce qu'à mon retour il y avait ta lettre dans ma boite aux lettres. Je me souviens de la première fois que tu es venu à Veupasyallerville. Tu m'as regardé faire les crêpes. Tu as fait semblant de t'amuser avec mon chat (alors que les chats t'avaient toujours fait horriblement peur). Nous avons visité un château et nous sommes revenus trempés. Cet après-midi-là, nous nous sommes regardés dans la voiture. Je me souviens de ce regard. Et je me souviens de tout le reste du week-end bien sûr. Le bar cubain, le dessin animé, le prétexte que tu as trouvé pour passer la nuit à la maison. Et surtout le lendemain matin. Ensemble, pour le première fois. Je n'en revenais pas. Tu n'en revenais pas non plus. Je t'ai presque vu pleurer. Et cela m'a ému comme jamais.

Je me souviens des premières semaines. Je voulais ne rien dire, garder pour nous le secret de notre amour. Je me souviens de nos jeux, chez H. qui ne voyait rien. Je me souviens de ces week-ends à Paris qui passaient trop vite et qui me laissaient le coeur écorché. Je me souviens des vendredis soirs quand tu débarquais à la maison pour passer deux jours - une éternité - avec moi. Je me souviens des samedis matins quand je faisais cours à des élèves endormis et que je ne pensais qu'à une seule chose : te retrouver. Je me souviens du canapé de Kolok. Et je me souviens de tes bras, de tes cheveux, de tes lèvres. De tout cela je me souviens. Et des dimanches soirs surtout. Des dimanches soirs comme des déchirures. Comment arrivais-je à exister encore alors qu'on me volait une partie de mon être pendant cinq jours de la semaine ?

Je me souviens aussi de mes doutes, de mes peurs, de mes questions. Je me souviens de cette méchante lettre que je t'ai écrite et que je regrette tant aujourd'hui. Je croyais qu'on n'avait pas le droit de s'aimer. Je croyais que tu allais m'abandonner. J'avais peur de me donner à toi. Je me souviens de notre premier voyage en amoureux. Amsterdam. Mais il faisait froid et le ciel était tout gris. Et moi, je doutais. Je préfère me souvenir de notre deuxième voyage en amoureux. A Etretat. Marcher avec toi en haut des falaises et boire tes lèvres sous le ciel bleu de février. Je me souviens aussi de tous les autres voyages. Le Cotentin et ses genêts jaunes en avril, la Loire et ses châteaux en juin, le Sud et son soleil rieur en juillet. Les balades à pieds ou à vélos, les photographies, mes rires se mélangeant aux tiens. Je me souviens que chaque jour avec toi je te découvrais un peu plus. Et j'aimais cette découverte. J'aimais voir ta personnalité se dessiner chaque jour un peu plus pour moi.

Je me souviens des adieux à Veupasyallerville. En disant adieu à cette ville où avait grandi notre amour, je disais aussi adieu à mon métier et à notre séparation. J'allais te rejoindre à Paris. Je me souviens de ce curieux été, chacun chez nos parents. Je me souviens de notre impatience et de notre frustration. Je me souviens aussi de nos étreintes collantes : c'était l'été de la canicule. Il faisait si chaud à Paris. J'étais énervée pour un rien. Je ne savais rien de mon avenir. Je savais seulement que dans mon futur tu serais là. Je me souviens de la randonnée en Espagne comme une grande respiration sous la Tramontane de septembre. Et je me souviens du retour à Paris et des types des agences immobilières qui nous disaient "non, on n'a rien à vous louer !" Je me souviens aussi de la veille de notre emménagement tous les deux. Nous étions dans un restaurant chinois. Je te parlais de mes déménagements successifs. Et soudain tu m'as récité, presque texto, la page de mon journal que j'avais écrite le jour d'avant. Ce jour-là, tu m'as avoué, penaud, que tu me lisais, presque en cachette. J'ai été un peu troublée. Mais je ne me suis pas vraiment sentie trahie. Déjà, je n'avais pas de secrets pour toi.

Je me souviens des deux années qui ont suivi. La vie à deux dans ce petit appartement exigu. Je continuais de te découvrir. Tu étais bricoleur, inventif et tu avais drôlement bien aménagé le petit débarras près de la minuscule chambre à coucher. Tu avais enfin réussi à apprivoiser mon chat. Tu m'apprivoisais moi aussi. Même s'il y avait parfois (tout le temps) des disputes. On n'était jamais d'accord. Jamais. Sauf sur ce qui était important. Heureusement. Durant ces années, il y avait moins la légèreté des premiers mois. Il y avait le quotidien à gérer. Et de mon côté, j'apprenais un nouveau métier. Je me souviens de ces soirs où je te racontais ce que j'avais appris en cours ou en stage. Tu en savais presque autant que moi au final. Je me souviens aussi de nos voyages : Bruges sous la neige du 1er janvier, les vignes de Bourgogne dans le froid de février, les îles de Charente à bicyclette au printemps du mois d'avril, les sommets du Queyras alpin en août, les figues et les oliviers du Liban en septembre.

Je me souviens de ces semaines passées à chercher un nouvel appartement pour nous deux - un appartement d'adultes. Je me souviens de ton obsession à chercher, ici, là-bas, encore, toujours. Je t'en voulais parce que tu ne pensais qu'à ça. Je m'en voulais parce que je n'arrivais pas à me retenir d'avoir peur encore une fois - le crédit, les responsabilités, le déménagement... tout ça. Je me souviens qu'un soir tu es venu me chercher à mon cours d'arabe. Tu était tout excité. Tu m'as dit J'ai trouvé l'appartement de nos rêves ! Tu m'as invitée dans un petit restaurant près de chez nous et pendant tout le repas tu m'as parlé de cet appartement que tu n'avais pas encore vu, mais que nous allions visiter le lendemain matin. Tu avais raison, c'était le bon. Je me souviens de l'été qui a suivi. De cette attente sans fin de l'autorisation de crédit. Et de cette date du 15 septembre qui semblait ne jamais arriver. Enfin, nous avons signé chez le notaire. Nous étions propriétaires ! Les semaines suivantes, tu les as passées à peindre et à poncer, à percer et à monter, à coller et à vernir. Moi, je travaillais toute la journée. Et le soir j'inspectais, intransigeante, l'avancée des travaux. Le jour où enfin le salon a été complètement terminé, nous avons été vraiment soulagés. Nous avons invité nos deux familles à venir admirer notre nouveau chez-nous. C'était le réveillon de Noël. Une grande table pour 11 personnes.

Je me souviens de ces week-end à préparer notre mariage. Nous étions énervés. Nous voulions nous reposer, arrêter de courir. Mais nous n'avions pas le temps. Et puis, bien sûr, je me souviens de ce 1er avril magique. Ce fut une fête qui n'était pas entre nous deux, mais avec tout le monde. Je me souviens surtout de la première fois que j'ai vu à ton annulaire l'alliance argentée. Cela m'a fait tout bizarre de penser que désormais tu étais un homme marié. J'ai eu peur de t'avoir emprisonné, comme si cet anneau était une corde au cou. Mais tu portais cet anneau avec fierté, sans jamais l'enlever, même sous la douche. Alors cela m'a rassurée. Aujourd'hui, je suis ta femme. Même si j'oublie encore de donner ton nom lorsqu'on me demande comment je m'appelle.

L'autre matin, tu as crié sur moi. C'était à cause d'une histoire de machine à laver, de fer à repasser, de ménage pas fait... Je ne me souviens plus exactement. C'était dimanche dernier, et pourtant je ne m'en rappelle plus bien déjà. Ces disputes sont si futiles qu'à peine nous sommes-nous réconciliés que déjà j'en oublie la raison. Tous les souvenirs continuent de construire notre histoire. Notre futur se compose de notre passé. Je veux continuer d'écrire le présent avec ta parole et tes sourires. J'espère que jamais il n'y aura dans ta mémoire de mauvais souvenirs de moi. Des souvenirs de haines et de rancoeur. J'espère que jamais je n'oublierai notre passé commun et que jamais il ne s'effacera derrière la violence de nos désaccords. Tous ces souvenirs que je porte en moi sont trop précieux pour être effacés. Je veux continuer à en fabriquer d'autres. Des souvenirs heureux si possibles. Des souvenirs malheureux s'il le faut bien. Mais toujours des souvenirs forts et indélébiles de ce qui nous unit l'un à l'autre.

Lui



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