Lundi 19 juin 2006

Quand on se promène au bord de l'eau
C'était samedi soir. On était chez ses parents. Assis sur le canapé en cuir. Il m'a dit : On n'est pas organisé, on ne prévoit jamais rien à l'avance, et du coup on ne fait rien. Je lui ai dit : Non, c'est pas vrai, pourquoi tu dis que je ne suis pas organisée ? Déjà, j'avais transformé le "on" en "je". Peut-être est-ce vrai que je n'entends pas vraiment ce qu'il me dit ? Ensuite, il m'a dit : Demain, on se lève tôt et on suit le canal de Lourcq jusqu'à Meaux. J'ai répondu, effrayée : Mais ça fait plus de cinquante kilomètres, j'ai envie de me reposer, moi, me lever tard et aller lire un livre couchée dans l'herbe. Sa mère, assise en face de nous, sur le deuxième canapé, a commencé à prendre ma défense : 50 kilomètres ? mais tu es fou, regarde Eva, la pauvre... Ensuite, sa mère s'est mise à l'engueuler un peu. Mais je ne comprenais pas : elle parlait en libanais. Il s'est tourné vers moi, souriant jaune. Cela me rappelait la fois où, de retour de randonnée en montagne, on avait montré les photos de vacances à ses parents. Il s'était fait taper sur les doigts lorsque sa mère avait vu la photo où j'étais avec un gros sac de randonnée sur les épaules. Il avait eu beau expliquer à sa mère que son sac à lui était trois fois plus gros que le mien. Rien n'y avait fait. Sa mère avait rétorqué que ça ne faisait pas de faire porter des affaires si lourdes à une femme...

Quelques minutes plus tard, nous avions quitté la maison. Nous étions dans la rue. La conversation entre lui et moi continuait. Elle avait monté d'un ton. Ses parents, derrière nous, nous écoutaient. Je lui en voulais qu'il me parle ainsi, devant ses parents. Mais le soir, en nous couchant, dans la chaleur lourde du soir, il m'a glissé à l'oreille : Demain, on fait ce que tu veux, c'est toi qui choisis !

Le lendemain matin, nous nous sommes levés tôt. Comme la dernière fois, sortir les vélos de la cave, les regonfler. Fixer le porte-vélo sur la voiture, retrouver le câble manquant égaré. Préparer les sacoches, ne pas oublier les bouteilles d'eau et la crème solaire. Il était 11 heures passées lorsque nous avons commencé à faire la balade. Il n'était pas si tôt finalement. Mais je lui en voulais encore un peu. Je lui en voulais un peu qu'il me vole mon dimanche de paresse et de lectures. Même si c'était moi qui avais choisi. Même si, de toute façon, j'aime faire du vélo autant que lui. Même si ça faisait des semaines que j'avais envie de partir loin de la ville, en laissant la bicyclette me conduire au bout de la route.

D'abord, c'était Paris. Ce Paris du nord, ce Paris pauvre et métissé, encore témoin de son passé miséreux. La piste cyclable longeait les anciennes usines - une blanchisserie, un moulin, des hangars désaffectés. Mais comment oublier que quelques mètres plus tôt on avait aussi traversé le Paris des fêtes ? La Villette et ses concerts de tam-tam improvisés sur l'immense pelouse, les très branchés MK2 qui se font face sur les quais invitant avec leurs cafés-restau à la détente et à l'insouciance, la brocante qui étalait son bric-à-brac le long du canal, offrant aux passants ses parfums de saucisses grillées et de barbe à papa. Durant les dix premiers kilomètres, il y avait du monde sur la piste cyclable. Il fallait slalomer entre les rollers, les poussettes, les trottinettes, tandis que sur la gauche on se faisait doubler par des cyclistes casqués à l'amateurisme bien professionnel. On doublait des joggers essoufflés - des Papis, dix fois plus en forme que nous qui transpiraient dans leur tee-shirt en abordant leur dixième kilomètres de course de fond. A ce moment-là, on croisait encore le métro et la voie ferrée, comme pour ne pas nous faire oublier que Paris était la porte à côté. Aulnay-sous-bois, Sevran, Villepinte... Les banlieues du Neuf-Trois se sont mises à défiler sous nos roues. Nous ne voyions de ces villes dont la violence et les voitures brûlées font, régulièrement, la une du Parisien que l'eau un peu trouble du canal. Autour du canal, il y avait quelques arbres verts, deux ou trois pécheurs à la ligne et un soleil chantant. Si bien qu'on se serait cru déjà presque à la campagne, si nos regards s'étaient détournés des minuscules pavillons de banlieue, tous identiques, qui rappelaient que la ville n'était encore pas très loin. Enfin, quelques kilomètres plus tard, la nature est arrivée à notre rencontre. Ce n'était pas la vraie nature, bien sûr - les allées étaient quadrillées par l'homme -, mais tout de même, la forêt nous a offert son parfum de fraîcheur. Un peu comme si, déjà, nous avions changé de monde.

Plus loin, encore, la piste cyclable s'est soudain interrompue, rencontrant sur son chemin l'animation estivale d'un marché. Claye-Souilly. Nous avons accroché les vélos à un pont et je suis allée acheter un petit crottin de chèvre. Tout rond, tout blanc. Pour mettre dans nos sandwichs. Nous ne nous sommes pas arrêtés longtemps. Le canal continuait de nous attendre. D'un coup, au détour d'un pont, la piste cyclable s'est transformée en chemin de halage. Nous avons bravé le panneau d'interdiction et nous avons continué notre ligne droite au bord de l'eau. Le chemin était un peu caillouteux. Il n'y avait presque plus personne désormais. Et, à deux pas du canal, la campagne s'est mise à s'étendre et à étaler ses champs de blé encore verts. La ville était désormais trop loin pour qu'on s'en souvienne encore. Si le temps n'avait pas été si lourd, si le soleil n'avait pas été si dur, nous nous serions presque cru légers.

Vers 13 heures passées, nous avons tenté de trouver un coin d'ombre pour déjeuner. Assis dans l'herbe, sous un arbuste, nous avons dévoré nos sandwichs... tandis que les moustiques nous dévoraient. Pas le temps de nous reposer longtemps. Un peu courbaturés déjà, nous avons repris nos vélos. Le canal encore, toujours. Ligne aquatique, aussi droite qu'une autoroute. Voie déserte, oubliée des péniches et des bateaux. A Trilbardou, nous avons laissé une nouvelle fois les vélos. L'usine élévatoire faisait porte-ouvertes. Nous ne le savions pas et nous avons remercié le hasard qui nous a permis de faire la visite guidée de ces anciennes machines encore en état de fonctionnement. Là, de grandes roues utilisent la force hydraulique pour pomper l'eau de la Marne et la hisser, 11 mètres plus haut, dans le canal qui mène à Paris. Étrange visite au coeur des secrets du canal.

Mais pas le temps de nous attarder plus longtemps. Une nouvelle fois, nous avons repris les vélos. Les muscles devenaient plus lourds, moins souples. Le soleil était plus cruel, moins accueillant. Mais nous étions encouragés par la douce certitude que la destination finale n'était plus qu'à une dizaine de kilomètres seulement. Enfin, la cathédrale de Meaux, en contrebas du canal, nous a fait signe. Une dernière fois, nous avons posé les vélos contre une grille. Dans l'immense cathédrale, un homme se faisait ordonner prêtre et on entendait les chants de la magnifique chorale jusque dans la rue. Nous nous sommes assis sur un banc, dans le petit jardin à côté de l'église, entre un vieux couple qui nous regardait et deux vagabonds qui entamaient leur troisième bouteille de vin de la journée. En silence, nous avons écouté nos muscles endoloris, un peu honteux d'être si sales, si fatigués. Il a dit : J'ai mal aux fesses ! J'ai dit : J'ai mal aux mains et aux jambes !

Un peu plus tard, dans le train qui nous ramenait à Paris, gare de l'est, j'ai serré ma main sur sa cuisse. Il avait les cheveux tout décoiffés, le cou et les bras rougis par le soleil, le tee-shirt blanc maculé par le cambouis. J'ai serré ma mains sur sa cuisse. Comme pour dire : Finalement, non, je ne t'en veux pas de ce dimanche où tu m'as forcé à oublier d'être paresseuse...

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