Un pion sur un échiquier, voilà ce que je suis. Je suis naïve et j'appartiens irrémédiablement à la classe des "gentils". Alors je ne m'en suis pas aperçue tout de suite. Au tout début, je me disais même que le monde de l'Entreprise était drôlement bien organisé et j'admirais son efficacité. Je sortais de l'Éducation nationale et des marasmes de la fonction publique. En quelques années, ce gros Mammouth avait accumulé les incohérences - incohérences dont j'étais, malgré moi, la victime : m'informer de ma nouvelle affectation la veille de la rentrée des classes, me nommer à 70 km de chez moi, m'affecter sur deux lycées et m'offrir un emploi du temps ingérable, me payer à ne rien faire pendant quelques mois... Comme tous mes camarades profs, je soupirais, râlant auprès du Système - sorte de pieuvre immonde aux tentacules multiples. Que pouvais-je faire ? Je n'étais qu'un nom sur un fichier - une pauvre TZR qu'on bringuebalait ici et là, une ex-stagiaire-à-21-points qui n'était pas libre de choisir où vivre.Un jour, j'ai pris mes bagages et j'ai dit : Ciao, je quitte le navire quelque temps, pour voir comment est la terre depuis d'autres cieux. Je savais bien que là où j'allais, on ne m'accueillerait pas à bras ouverts. Les types à costume gris qui vous font des accolades et vous crie, un verre de champagne à la main, Bienvenue dans notre entreprise !, cela n'existe que dans les films publicitaires. Je savais bien à quoi m'attendre. D'ailleurs, je n'ai pas vraiment été déçue. Au début, c'était comme un jeu. Partir à la chasse aux bons plans, dénicher des annonces alléchantes, envoyer des CV, puis se présenter à l'accueil d'un lieu inconnu et sourire à une standardiste inconnue en lui disant, un peu gauchement, "j'ai rendez-vous avec Mme X. pour un entretien". Pour le première fois, je donnais un nom et un visage aux gens qui m'embauchaient. Pour la première fois, j'étais libre d'accepter ou de refuser mon destin. Je n'étais plus un matricule - un "numen" de l'Education nationale. Il y avait mon nom, inscrit en gros sur mon CV, à côté de ma photo, au-dessus de la liste de tous mes diplômes reçus avec mention. Je me disais qu'on me choisissait moi, plutôt qu'une autre. Mon esprit ambitieux aimait bien, quelque part, cette mission qui m'était tacitement donnée de "faire mes preuves". Enfin, j'avais des "compétences" et on les reconnaissait. C'était presque rassurant - pour moi-même, pour la valeur que je me donnais.
On ne m'avait pas chanté joyeusement "Bienvenue dans l'entreprise !". Mais j'y étais. J''avais, bien sûr, ce regard amusé de la personne qui vient d'ailleurs et qui, avec le recul, sait voir ce que les habitués ne voient plus de puis longtemps. L'Entreprise - microcosme de la société, grand théâtre de personnages. C'était une sorte de grande salle des profs, mais offrant des caractères et des typologies sociales plus variées. Les hiérarchies étaient plus marquées - pas comme ces lycées que j'avais traversés où le proviseur n'était qu'une ombre au fond d'un couloir. Mais ce petit monde avait ses codes, lui aussi, édictés autour de la sacro-sainte machine à café. La secrétaire pas commode et toujours de mauvaise humeur, le vieux beau mauvais charmeur, la petite jeune débarquée de sa province, la divorcée aigrie... comme des caricatures, ils étaient tous là, sortis des clichés du monde salarial. Une part de moi aimait bien regarder vivre tout ce petit monde s'agitant autour d'un même but.
Mais je me suis lassée. Je me suis lassée le jour où j'ai commencé à porter le regard exclusivement sur moi-même. Je me suis lassée le jour où j'ai appris à me regarder avec les yeux des autres. J'ai d'abord été stagiaire payée 300 euros par mois. A presque 30 ans, je trouvais que j'avais passé l'âge de faire des photocopies et de classer des dossiers dont tout le monde se fichait. Mais je gardais la tête haute : j'étais là pour apprendre et j'avais suffisamment d'ambition pour accepter les petites tâches qui allaient m'aider à apprendre mon nouveau métier. Au bout d'une dizaine de mois, j'en ai eu assez d'être la stagiaire de service. Heureusement, j'ai eu de la chance (ou bien était-ce moi, grâce à mes fameuses "compétences" ?) : je suis montée d'un grade et j'ai été embauchée dans l'Entreprise en CDD. Ma vie est alors devenue à durée déterminée... de façon complètement indéterminée. Signer un contrat rédigé par la DRH, découvrir une nouvelle boîte, comprendre comment tout fonctionne, tenter d'entrer en communication avec des gens qui savent de toute façon que vous n'êtes que de passage. Puis travailler de tout son coeur, donner de soi - de son temps - de son énergie. Mais au bout de 7 mois, fêter son pot de départ en compagnie d'un patron qui vous dit, d'un air désolé, "vous comprenez, nous ne pouvons pas embaucher en ce moment... la crise économique, tout ça..." Des histoires comme ça, j'en connais des dizaines. Mes collègues de cantine en sont elles aussi - des CDD qu'on remercie entre deux portes après plusieurs mois de bons et loyaux services. La CDD partie est fraîchement remplacée par une nouvelle CDD, un peu moins expérimentée - mais aussi un peu moins chère. Parfois - plus rarement - le CDD est remplacé par un CDI... mais c'est un faux CDI, un type d'une autre branche du Groupe qui vient faire là un transfert interne au sein de l'Entreprise, pour d'obscures raisons de copinages de pistonages. D'autres fois encore, bien plus tragiquement, c'est le patron qu'on remercie au coin d'un couloir. Pas le patron des patrons, mais tout de même un chef de service. On lui explique gentiment, en s'enrobant de la plus belle hypocrisie, qu'il serait préférable qu'il prenne sa retraite de façon anticipée - 57 ans, c'est tout de même plus tout jeune. On lui signe un gros chèque, et il se tait. Il part un vendredi soir, sans dire au-revoir à personne. Sa collègue est alors promue : elle devient chef de deux services désormais. C'est pratique : un gros salaire de moins à payer chaque mois, ça fait des économies. Pas des économies pour employer de nouveaux CDI. Non, juste un peu d'argent supplémentaire pour que le contrôleur de gestion puisse afficher des courbes ascendantes au budget, à la fin de l'année, et puis aussi pour que les actionnaires - qui sont là, quelque part, on ne sait pas où - soient contents.
Ici, dans l'Entreprise - la 6e que je fréquente depuis que j'ai quitté l'Education nationale, il y a trois ans - tout le monde est bien gentil avec moi. Les collègues me tutoient. Ma chef me remercie quand je lui fais des rapports sur l'état des dossiers. Objectivement, je n'ai rien à reprocher à personne. C'est juste qu'aujourd'hui, je ne suis plus aussi naïve. Je sais qui je suis pour l'Entreprise : rien. Ou alors si peu : un moyen d'économiser de l'argent (je ne demande pas un gros salaire) et d'avoir une matière intellectuelle hautement qualifiée. J'ai bien eu l'occasion de voir comment tout se passait ici. Maintenant, je sais. J'ai l'impression de choisir, mais ce n'est qu'une illusion. Les DRH choisissent pour moi. On me change de bureau sans me demander mon avis et on cherche à trafiquer mon contrat pour détourner les inconforts de la loi. On emploie une autre personne sur mon poste et on arrive à me faire croire que c'est tout à fait normal. Oui, aujourd'hui, je sais voir tout cela. Et cela a plutôt tendance à me dégoûter.
Je pense qu'un jour j'en aurais assez de toutes ces hypocrisies. Peut-être qu'alors je quitterai aussi le monde de l'Entreprise. Hop, ciao, je me casse ! Allez jouer avec d'autres pions ! Plus les jours passent, plus j'en suis persuadée : je ne suis pas faite pour vivre enfermée dans un bureau... (mais, au fond, y a-t-il vraiment des gens qui sont faits pour cela ?) Mais je suis lucide. J'ai besoin d'argent et je ne peux pas tout laisser tomber maintenant. Et puis je sais que l'Entreprise a encore un peu de choses à m'apprendre - même si c'est malgré elle. J'ai l'illusion de croire qu'un jour peut-être je n'aurai plus à travailler pour l'Entreprise. Je pourrais travailler avec elle, dans une bonne distance, sans plus me soumettre à ses règles immorales que je déteste.
Il y a un an. Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. |