- Tu n'as pas mis la table !
O. est de retour à la tente, avec dans les mains une grande part de pizza.
- Mais on n'a ni table ni assiette !
J'ai parlé un peu trop fort, finissant ma phrase dans un éclat de rire. Le type du camping-car d'à côté jette un oeil sur nous, incrédule.
- Il paraît que l'écran géant qu'ils ont installé sur la place de la mairie est tout petit, et qu'en plus on n'y voit rien avec la lumière du soleil !
- Hé bien, on en apprend des choses au camion à pizza !
Assis dans l'herbe, devant la tente, on s'est jetés à mains nues sur la pizza. Une revue touristique nous sert de table. Bien sûr, on en met partout, la tomate dégoulinant le long des doigts. Mais personne n'est là pour nous regarder. Notre voisin de camping a les yeux rivés sur l'intérieur de sa caravane, assis devant une table pliante.
- Ah ! On va les avoir ! C'est bien parti ! s'exclame-t-il soudain, avant de se servir un verre de vin. Au loin, des klaxons et des hourras retentissent, à peine étouffés par l'écoulement du Tarn, un peu en contrebas de notre tente.
- Mais le match a commencé ! C'est sa télé qu'il est en train de mater dans sa caravane !
- Mais non, le match ne commence pas si tôt !
Mais à quelques mètres de nous, le type du camping-car s'est versé un deuxième verre de fin en ricanant. Sa femme, un torchon à la main, est sortie de la caravane pour venir voir derrière l'épaule de son mari.
- Si, je te dis, le match a commencé ! Vite, on y va !Les restes de pizza sont avalés en quatrième vitesse. On n'a pas le temps pour un vrai dessert. Déjà nous voilà sur la route qui mène jusqu'à la place. Nous prenons un raccourci par le cimetière. Les haut-parleurs hurlent tant qu'ils en réveilleraient les morts. Sur la place, des gens de tout âge sont massés devant un grand drap blanc sur lequel est projeté, en tout petit, le match de la finale retransmis à la télé. Le soleil, sur les grands rochers rouges, est encore fort et mange toutes les couleurs de l'écran improvisé. Pour compenser la mauvaise qualité de l'image, les organisateurs ont mis le son à fond. A défaut de voir le match, on peut l'écouter.
Le village s'est mis, presque malgré lui, à l'heure du football. Les gens sont venus nombreux se réunir sur la place. Impossible d'ignorer l'événement : depuis deux jours, une voiture-haut-parleur martèle, avec l'accent chantant du pays : "Ce soir, c'est la finaleu de la coupeu du mondeu, sur écran géant !"La mairie a sorti tous ses drapeaux bleu blanc rouge. On ne sait plus très bien si elle célèbre la République ou le football. Tous les enfants et une bonne partie des adultes ont peint sur leur front les trois couleurs de la France. Devant moi, un petit garçon a décoré son tee-shirt avec des fautes d'orthographe presque touchantes : "Allé les Bleux !"
Les villageois sont faiblement concentrés devant l'écran-drap. A vrai dire leur concentration se porte surtout sur la buvette. Ricard et Coca-Cola, les équipes du bar ne savent plus où donner de la tête. Derrière moi, de jeunes femmes font admirer leur dernier né à des cousins éloignés. L'événement est clairement dans le landau, et non pas sur l'écran.
Je me suis assise sur un banc, devant un homme qui lance des grands râles à chaque offensive de l'équipe italienne. Je n'aime pas le football. Et l'écran tout blanc ne donne pas vraiment envie de porter son attention sur le match. O. non plus n'aime pas vraiment le foot. Mais il s'est dit que ce match-là il le regarderait. Peut-être pour ne pas avoir à avouer à ses collègues que non, même la finale, il ne l'a pas vue. Assise sur mon banc, je garde un oeil sur O. qui s'est approché de l'écran. En fait, il s'est surtout rapproché du stand de frites-merguez. Mais il n'est pas le seul et la liste d'attente pour les saucisses est longue.
Fin de la première mi-temps. Plutôt que de faire hurler les pubs de la télé, les organisateurs font retentir les derniers tubes à la mode. "Zidane y va marquer, Zidane y va marquer !", chantent en coeur des mômes qui se remuent sur la musique. "N'oubliez pas que de nombreux marchands se sont réunis sur la place ! N'hésitez pas à leur rendre visite !", lance une voix dans le micro. Durant toute la pause, en effet, c'est un va-et-vient entre les bancs et la pelouse. Merguez, crêpes, barbe à papa... les calories défilent aux bras des supporters.
Enfin la deuxième partie du match a repris. Au fur et à mesure que la nuit tombe, l'image devient de plus en plus nette sur l'ersatz d'écran. Les supporters sont de plus en plus nombreux. De plus en plus tendus également. La France ne marque pas. Les minutes passent et la France ne marque toujours pas. "Allez Zidane, tu vas tirer, oui !", s'écrie un homme à côté de moi. A chaque tentative de but français, la foule hurle des encouragements. Les enfants qui jouent un peu plus loin vers le cimetière, accourent aux nouvelles.
- Alors, alors ?
- Fausse alerte ! s'exclame l'aîné de la bande, donnant ainsi le signal de reprendre vélos et ballons et de continuer à jouer.Fin du temps réglementaire de jeu. Un speaker local a pris la parole au micro et vient recouvrir les voix des commentateurs de la télévision pour encourager l'équipe de France. Les commentaires sont primaires : "à bas l'Italie ! aller Ribéry !" Le type veut faire des émules, déclencher des holas. Il ne récolte que quelques "hourras" au premier rang et un peu plus loin une avalanche de pétards.
Séance finale de tirs au but. Tout le monde s'est mis debout. Même moi. Le vendeur de merguez laisse flamber ses saucisses. Les yeux sont rivés sur l'écran. Un souffle, il n'y plus qu'un seul souffle dans toute la foule. Un but est marqué. Pendant quelques secondes, le village se déchaîne de joie. Mais déjà il faut se reconcentrer sur le but suivant. O. me serre la main : voilà, c'est la balle de match ! Le joueur marque. Des gens derrière moi hurlent leur joie, soufflant dans une trompette. L'espace de quelques secondes, je crois que nous avons gagné. Mais ce ne sont que quelques Italiens égarés ou des originaux à contre-courant. Le verdict est là, comme un couperet : la France a perdu. Voilà, c'est fini, impossible de retourner en arrière. Personne ne dit rien. Il y a dans la foule un grand silence - bientôt recouvert par la voix du speaker dans le micro : "ce n'est qu'un jeu ! ce n'est qu'un jeu !" répète-t-il, comme si d'un coup, l'enjeu était devenu mineur. La musique vient maintenant recouvrir les voix déçues des présentateurs sportifs : "We are the champions" - la bande son était certainement préparée à l'avance. Des pétards éclatent encore, sur un bout de la place. Déjà des couples et des familles s'en vont. D'autres restent. Ca ne peut pas finir comme ça !
Main dans la main, O; et moi retournons vers le camping, suivant une jeune fille dont l'enthousiasme déçu fait s'exclamer que "quand même, on a bien joué". Il règne dans l'air un petit parfum d'échec. Mais c'est l'été, mais c'est la fête. Au camping, notre voisin du camping-car a déjà fermé boutique. Chacun se console comme il peut. Et puis, ce n'est qu'un jeu...