15 jours de parenthèse. Pas au figuré, mais au sens propre. Je pense à ces deux dernières semaines tout juste achevées (nous sommes rentrés de vacances hier) et je me vois très distinctement comme si avant-hier était aujourd'hui : je suis dans mon maillot de bain bleu, ma peau est blanchie par le sel de la Méditerranée et au-dessus de moi il n'y a pas un seul nuage. Je suis prise entre deux longues parenthèses arrondies qui me protègent de l'extérieur - de tout ce que je ne veux pas voir, de tout ce que je ne veux pas entendre. Deux parenthèses qui ne forment pas un étau, ni une prison, mais bien plutôt une bulle légère aux parois fines et translucides. Mes parenthèses laissent entrer en moi le soleil méditerranéen et le vent du Sud - ce souffle chaud et amoureux qui décoiffe les mèches rebelles. Mes parenthèses laissent passer la musique des vacances - les rythmes obsédants des chants des cigales et le va-et-vient étouffé de la mer toujours recommencée. Et puis surtout, entre mes parenthèses s'est glissé celui que j'aime. Sa peau est moite sous la chaleur étouffante, mais j'aime la caresser du bout des doigts comme pour me rappeler que je suis vivante.Mes parenthèses ressemblaient à ces dessins que l'on forme du bout des doigts sur le sable humide de la plage : un coup de vent, une vague un peu plus forte que les autres, et voilà déjà qu'il ne reste plus rien. Plus rien que le rêve d'un trait lisse et pur. Pendant ces quinze jours, mes parenthèses n'ont cessé de s'ouvrir et de se refermer. Pour me laisser entrer, mais aussi pour me forcer à sortir.
C'était le matin du 14 juillet, au petit-déjeuner. Nous parlions de nos vacances, nous disions à Kolok : Peut-être qu'en septembre, nous irons au Liban pour manger des figues du jardin. Le copain de Kolok nous a regardés, d'un air grave : Ca cogne dur au Liban, en ce moment. Ah bon ? Voilà près d'une semaine que nous n'avions pas écouté les informations ni regardé la télévision. Nous avons pressé de questions notre ami qui en quelques mots nous a appris l'impensable. Un peu plus tard, dans la voiture, j'ai écouté France-Info en boucle. Pourquoi ? Pourquoi la violence et les armes ? J'ai pensé à Tante Thérèse dans son appartement de Beyrouth d'où l'on voit une bonne partie de la ville et du port. Tante Thérèse a traversé près de 20 ans de guerre. Devra-t-elle recommencer à vivre sous les bombes ? J'ai pensé à Cousin Mike, en ce moment à Londres : comment fera-t-il pour rentrer dans son pays et retrouver ses parents s'il n'y a plus d'aéroport ? J'ai pensé à Oncle Issam : les bombes seront-elles aussi terribles que celles qu'il a dû affrontées il y a quelques mois à Bagdad ? J'ai pensé à Tante Siham : elle et son mari vont-ils devoir rentrer aux États-Unis ? Et leur domestique philippine qui ne parle presque pas anglais et qui n'a peut-être pas de papiers, que va-t-elle devenir ? Au coeur de mes vacances, ma parenthèse s'est ouverte pour laisser entrer tout ce que je ne voulais pas voir. De nouveau, le Liban se retrouve victime d'une guerre injuste qui n'est pas la sienne. J'écoute France-Info et je fais non de la tête, comme si c'était possible ainsi de refuser la réalité. Comment accepter que ce pays si mal en point, si désorganisé, retombe à nouveau sous les explosions ? Jamais donc les Libanais ne pourront apprendre à être libres ? O. écoute les infos et ne dit rien. Le village de sa mère a traversé des années de guerre loin des combats et des tueries et il imagine que ce sera à nouveau ainsi. Mais un soir, O. quitte la table pour répondre au téléphone. Le village de sa famille a été bombardé parce qu'il se trouvait à deux pas d'un petit aérodrome militaire. Quelques oliviers du jardin ont pris feu, mais heureusement la maison a été préservée des flammes et aucun civil n'est mort. Je serre la main d'O. en lui disant : Heureusement que tes parents ne sont pas là-bas en ce moment. O. répond, presque impassible : Si la maison avait brûlé, je ne sais pas si mon oncle l'aurait dit à sa soeur... peut-être qu'Oncle Issam ne veut pas inquiéter inutilement ma mère, mais qu'en fait tout a cramé. Ce peut-être reste en suspens. Nous retournons à notre repas. C'est l'été sur la côte méditerranéenne. Les terrasses des restaurant sont pleines. La guerre est loin - si loin, à l'autre bout de la mer. Pourtant, ma parenthèse ne veut pas complètement se refermer à nouveau.
Les rochers se découpent entre le bleu de la mer et l'horizon du ciel. Entre les pins et les aloès se distingue une eau émeraude, si transparente que l'on voit le sable doré à travers la mer. Une petite crique en contre-bas. Un masque, un tuba - la vie s'ouvre sous les fonds marins, une vie cachée, insoupçonnée. Une étoile des mers, un long banc de petits poissons bleus, quelques oursins accrochés aux rochers. La vie est partout. Même dans ma parenthèse où je me sens si bien. Mais de nouveau, on vient gratter aux pieds de mes parenthèses. Un coup de fil : c'est le boulot. A l'autre bout du fil, très loin d'ici, à Paris, le directeur de mon ancienne entreprise m'appelle. Il a appris que j'ai refusé son offre de CDI et ne comprend pas pourquoi. Je m'explique, mais je m'embrouille. Je lui parle de liberté, de projets, d'horizons ouverts. Mais il ne comprend toujours pas, me fait mille compliments pour m'attirer, pour me faire changer d'avis. Je lui dis que je vais réfléchir. Et pendant une semaine, je ne pense qu'à ça. Cela prend de la place dans ma parenthèse. Cela pompe une partie de mon air. Je voudrais ne penser qu'aux vacances. Mais je dois penser à ce choix que je dois faire - ce choix d'adulte, cette décision de grande personne. Je finis par rappeler. Voilà, c'est décidé, je vais dire oui. Oui à ce nouveau boulot. Oui à cet avenir dans lequel je m'engage - même si ce n'est pas tout à fait avec le grand sourire, même si c'est au prix de risquer ma prétendue liberté. Prendre une décision, c'est lourd. Ma parenthèse a été obligée de s'ouvrir sur ce dilemme et d'en porter le poids. Ma parenthèse ne s'est-elle pas transformée radicalement en simple virgule ?
Les parenthèses ouvertes sont faites pour être closes. Je le savais. Je suis revenue avec un peu de mes vacances sur ma peau et quelques souvenirs dans mon coeur. En prenant le périphérique parisien, traversant l'épaisse couche de pollution qui bouche l'horizon, j'ai refermé définitivement ma parenthèse qui n'avait pas su complètement me protéger de la gravité du présent. Paris brûle sous l'été et les soucis nous ont attendus sur le palier de notre porte. Quelques factures à payer, un mauvais dégât des eaux qui ne se règle pas, une chaleur écrasante entre les murs. Bienvenue à Paris. Espérons seulement que l'avenir gardera des parenthèses pour continuer à écrire l'été...