En fait, mon problème, c'est que je veux tout. Tout à la fois, et si possible maintenant, là, tout de suite. Je raisonne comme un enfant capricieux. "Maman, je veux le train électrique, et puis aussi la poupée qui fait pipi, et puis aussi le Monopoly, et puis aussi la série complète des Harry Potter. Et puis Maman, je ne veux pas attendre Noël ni mon anniversaire : je veux tout ça maintenant." Tout, tout de suite, maintenant. Au fond, je suis restée complètement immature. Car grandir, n'est-ce pas simplement cela : accepter de faire des choix ?Moi, je ne veux pas choisir. Je veux être prof. Et puis aussi travailler dans l'édition. Et puis aussi avoir du temps pour écrire des livres. Et puis aussi continuer mes études. Tout ça, je veux le faire en même temps. Résultat : je navigue de l'un à l'autre, multiplie les engagements et n'arrive à rien faire à fond. Il découle de cette sur-activité un profond sentiment d'insatisfaction et de frustration. Je cours après le temps et le temps me rattrape, m'enferme dans une spirale qui me coupe le souffle. Je ne suis pas contente de moi. J'ai l'impression de ne rien faire. A force de vouloir tout, je n'ai rien. Je donne trop de moi... et pas assez.
Être adulte, c'est choisir. Je ne suis pas adulte, car je passe mon temps à reculer le moment du choix. Être adulte, c'est accepter de limiter les possibles : c'est choisir une vie possible parmi toutes celles que l'enfance vous offrait et la vivre jusqu'au bout, jusqu'à épuisement. Or, depuis que j'ai l'âge de faire des choix, j'ai toujours fui pour ne pas avoir à choisir. Car choisir c'est éliminer, couper, rejeter. Je ne veux pas rejeter dans le néant des possibilités de vie. Je veux être moi toute entière et ne pas renoncer à des parts de moi-même. Ne pas choisir. Surtout ne pas avoir à choisir.
J'avais un métier qui ne me plaisait pas beaucoup, mais que j'aimais malgré tout. J'aime transmettre, communiquer, donner. Mais cela ne m'apportait pas tout ce que je voulais. Alors, je suis allée voir ailleurs. J'ai appris un deuxième métier. J'aime ce second travail qui me permet, encore une fois, de transmettre, communiquer, donner. Mais je sens encore qu'il me manque quelque chose. Je voudrais du temps, de l'espace, de la liberté. Alors quoi ? Apprendre un troisième métier ? Mais je n'en finirai donc jamais ? Pourquoi est-ce que je n'arrive pas à choisir un possible ? J'ai fait en sorte de changer de possibles, mais je n'ai renoncé à aucun d'entre eux. J'étais prof, je suis devenue éditrice, mais je suis toujours prof - puisque je n'ai pas démissionné. Je relis les textes des autres, les corrige, monte des projets d'ouvrages. Mais en même temps, je me dis qu'enseigner me manque et, comme par nostalgie, j'aspire à retrouver certains idéaux de mon premier métier. Je me mets à tirer des plans sur la comète : être prof et en même temps travailler dans l'édition, et si c'était possible ? Mais en même temps, je pense à ce troisième possible que je porte avec moi depuis toujours et que je n'arrive ni à faire passer en acte, ni à effacer : écrire, inventer des histoires, donner vie à des personnages. N'est-ce pas ce que j'ai toujours voulu faire au fond de moi ?
J'ai essayé. Mais je n'y arrive pas. Je n'arrive pas à vivre en même temps tous mes possibles. Enseignement, édition, écriture : tout ne rentre pas dans la même case, mais les adultes imposent de ranger convenablement sa vie. Plutôt que d'aller dans toutes les directions, il faut n'en choisir qu'une et s'y tenir. Filer droit. Pas en zigzag.
Pour la première fois, on m'a proposé un CDI pour un poste d'éditeur. C'est très primé un CDI : dans cette profession les places sont chères et rares sont les heureux élus qui parviennent si rapidement à sortir de la précarité des CDD à répétition. Je devrais dire oui, sans hésitation : cela fait trois ans que je ne me suis lancée dans cette expérience et être embauchée à un poste fixe devrait être pour moi le signe d'une réussite. Mais je n'arrive pas à me décider à dire oui. J'ai peur qu'accepter un poste fixe ce soit renoncer à tout le reste : à l'enseignement, à l'écriture, à la liberté. L'idée de ne choisir qu'un seul possible et de renoncer à tous les autres me fait redoutablement peur.
J'essaie de grandir, de raisonner en adulte. "Un CDI ? Si j'étais toi, je n'hésiterais pas !", s'exclame ma jeune collègue. Elle a raison : si je dis non, je le regretterai, je sais - quelle prétention ce serait de renoncer à une opportunité comme celle-ci ! Je suis convaincue d'accepter le poste, de faire les démarches pour cette embauche définitive. Mais au moment de donner ma réponse, me revoilà en train d'hésiter. Je me vois dans cinq ans et je crois déjà discerner mon ennui. Si j'accepte ce possible, je renonce à tous les autres. Mais serais-je moi-même si je tais ces projets auxquels je n'ai pas encore réussi à donner vie ?
Les choix ne sont pas irréversibles, je le sais. On peut dire oui, puis dire non. S'engager, puis démissionner. Mais j'ai suffisamment grandi malgré tout pour comprendre que certains retours en arrière sont plus difficiles que d'autres. L'avenir est déjà engagé dans le présent et certaines directions ne peuvent se prendre que dans un seul sens. Le temps qui passe n'a pas d'état d'âme et ne se gêne pas pour vous envoyer en pleine figure certaines de ces vérités qui font mal.
Alors je fais quoi ? On me demande de choisir alors que je ne veux pas choisir. Que faire ?
Il y a un an. Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. |