Mardi 1er août 2006

Mon lecteur et mon ambiguïté
Je ne suis pas très honnête. Je serais même un peu hypocrite. J'ai répété à qui voulait m'entendre que je n'aimais pas le principe du blog, que je ne voulais pas de commentaires sur mon site, que je refusais de céder à la tentation de la communication. C'est vrai. Mais... Mais tout en faisant ces grandes déclarations, je vais en douce consulter mes statistiques et ma messagerie et je peste devant le silence de mes lecteurs. Ce week-end, j'ai reçu 15 e-mails dans mon Yahoo... c'était 15 spams pour la plupart en anglais. J'ai revendiqué une écriture solitaire, à l'écart de la spirale communiquante. Mais en vérité, parfois tout ce silence m'ennuie et, avec une petite honte, je me mets à envier en secret ces blogueurs qui attirent les commentaires par dizaines et dont les lecteurs se comptent par centaines.

Cette attitude paradoxale face à la présence (affichée ou non) de mon lectorat n'est pas nouvelle : elle m'anime depuis le début où j'ai commencé à écrire... c'est-à-dire depuis près de 7 ans tout de même ! Je me souviens des débuts des journaux intimes sur Internet. Le grand débat était : écrit-on pour soi ou pour les autres ? Les discussions étaient parfois animées. Ceux qui prétendaient n'écrire que pour eux-mêmes, indépendamment du regard d'autrui, étaient souvent les plus virulents, mais aussi les plus vivement critiqués. Des années plus tard, cette question n'est plus qu'un lieu commun - un débat usé, trop rabâché - et pourtant, il est toujours actuel : pour qui écrit-on ? pour quoi ?

Le premier constat qui s'impose, c'est que s'il n'y avait pas de lecteurs extérieurs, les Regards solitaires n'existeraient pas. Pire encore, je ne tiendrais peut-être pas de journal. Avant le net, j'ai tenu des journaux intimes - mais toujours de façon plus ou moins épisodique. J'écrivais régulièrement pendant quelques semaines, puis durant des mois je ne notais plus une ligne. Mon écriture n'était qu'un grand cri dans le silence - une nécessité vitale qui s'imposait à moi lorsque personne n'était là dans le monde pour m'entendre. Lorsque je n'avais pas besoin d'écrire, je n'écrivais pas. C'était simple, au fond. J'écrivais dans mes journaux papiers parce que je ne trouvais pas moyen de faire autrement pour continuer à vivre. Dans mon journal en ligne, je n'écris pas par besoin. Certes, certaines pages sont encore des cris, des bouées me rattachant à la vie. Mais ces pages sont rares désormais. Ce sont plutôt des accidents de ce journal - pas des preuves de sa raison d'être. Non, je n'écris pas ici pour continuer à rester en vie.

Je n'écris pas pour continuer à vivre, mais pour réussir à vivre. L'écriture rend plus belle mon existence. Elle lui donne sens. Elle lui donne forme. Grâce à elle, je sais un peu mieux où je vais. Les mots rendent ma vie plus lisse, et gomme ces aspérités entre lesquelles la souffrance et l'oubli viennent se cacher. L'écriture est une simplification. En m'écrivant, je me simplifie. Ma vie paraît plus facile à partir du moment où elle réussit à tenir dans des phrases et des paragraphes structurés. Plus encore, le fait même que ma vie parvient à se dire semble montrer qu'elle repose sur une structure sur laquelle je peux m'appuyer avec assurance.

Tout cela me dit pourquoi j'écris, mais pas pourquoi j'écris sous le regard d'autrui. Pourquoi ? Parce que les lecteurs extérieurs contribuent à cet exercice de simplification de soi. J'écris pour que les autres me comprennent, donc je dois être claire et efficace. Leur regard impose à mon écriture une rigueur irremplaçable. Pour que les lecteurs continuent à lire ma vie, je dois travailler à la rendre ainsi plus limpide, plus lisse. Leur présence est un guide qui aide à la structuration du moi. Face à mes lecteurs, j'ai ma fierté. Je veux me montrer telle qu'en moi-même, mais pas non plus trop laide. A défaut de mentir et de transformer mon existence, je travaille mon écriture pour la ciseler, la rendre plus dense, plus belle. Je dois être à la hauteur des regards d'autrui. La mise en ligne de mes pensées et de mes jours est une exigence. Une exigence qui, loin de m'enfermer dans des carcans, me grandit en retour. Je sais qu'on me regarde grandir. Je dois donc répondre à cette attente implicite.

Mais que faire de ces regards étrangers ? Qu'est-ce que j'attends d'eux ? Parfois, un lecteur m'écrit : un petit mail de quelques lignes (j'ai remarqué qu'avec le développement du phénomène blog les mails de mes lecteurs sont devenus plus spontanés, mais aussi plus brefs). Très souvent, c'est un lecteur de longue date qui me suit, de loin, depuis plusieurs années. D'autres fois, c'est un inconnu. Un inconnu sorti de nulle part, qui ne se présente pas toujours, puis qui repart dans son silence. Je suis flattée de ces mails de lecteurs. On me lit, on m'écoute, parfois même on me comprend. Ces mails sont des encouragements et signifient que je n'écris pas tout à fait pour rien. Les messages les plus forts sont ceux qui me disent : "je me reconnais en tes mots". Je suis alors très flattée, très fière. Puis vient le moment de répondre à mon lecteur. Je relis dix fois le message et je clique sur "répondre", et souvent c'est le grand blanc : que dire ? comment réagir ? Parfois (de plus en plus rarement, je le répète), je reçois de longs messages où le lecteur me raconte un petit bout de sa vie : je suis touchée que mon lecteur ait trouvé en moi une confidente, parfois, même, j'ai envie d'en savoir plus. Mais que lui répondre ? Mes mots semblent plats. Peut-être ai-je peur de décevoir. Souvent, le message que je reçois est très court - une ligne, trois tout au plus. C'est un "Félicitations !" ou un "Continue !". Ces impératifs appellent-ils alors des réponses ? Comment remercier sans paraître convenu ?

Tout le paradoxe est là. D'un côté, j'écris en pensant à mes lecteurs, parfois même j'attends leur réaction. Mais d'un autre côté, je suis gênée vis-à-vis d'eux : je ne sais comment me comporter à leur égard, craignant toujours qu'ils ne prennent trop de place dans mon écriture et les maintenant ainsi malgré moi à distance respectueuse. Comme toujours, je veux une chose et son contraire. Je veux des lecteurs - mais pas trop. Je veux qu'ils se manifestent - mais qu'ils ne soient pas non plus trop imposants. Je veux des réactions et des commentaires - mais j'appréhende d'en recevoir, redoutant de ne savoir répondre aux attentes. Je râle en soupirant qu'un ou deux mails de lecteurs par mois, ce n'est vraiment pas beaucoup - mais en même temps je continue de rester sur mes gardes pour cantonner les lecteurs dans leur retrait silencieux et ne pas leur offrir un espace de commentaires.

Voilà, c'est dit : j'ai une attitude ambiguë avec mes lecteurs - une attitude ambiguë avec vous. Et cela fait sept ans que ça dure !




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