Lundi 7 août 2006

Mes beaux-parents
Pour eux, la guerre est une entité abstraite. Pourtant, plusieurs fois dans la journée ils ont les yeux rivés sur le journal télévisé. Ils se gargarisent d'images, regardant, le coeur pincé, leur pays périr sous les bombes. Ils savent qu'on se bat chez eux. Ils connaissent le nombre des morts et des blessés qui s'amplifie de jours en jours. Ils sont convaincus également que l'issue du conflit est encore sinon loin, du moins difficile et fragile. La guerre existe, là bas, sur les côtes de leur Méditerranée. Ils le savent, ils le voient, ils l'entendent.

Et pourtant, au fond d'eux, peuvent-ils vraiment croire que le pays qu'ils ont quitté il y a un mois et demi est chaque jour un peu plus réduit en cendres ? Peuvent-ils accepter que l'aéroport sur lequel ils devaient atterrir dans une dizaine de jours n'existe plus ? Peuvent-ils imaginer que cette terre sur laquelle ils se sentaient vraiment chez eux est devenue un lieu de mort où il faut craindre tous les dangers ?

La guerre, ils connaissent. Ils l'ont vécue, il y a vingt ans. A distance, comme aujourd'hui. Les soirées à attendre des coups de fil - et en même temps à les redouter. La voix triste, secouant la tête, ils nous donnent des nouvelles de la famille : Oncle Issam qui a fui en Jordanie et qui attend en vain un avion pour les États-Unis ; la femme d'Elie, enceinte de 9 mois, qui se retrouve toute seule à Beyrouth, sans pouvoir rejoindre son mari resté en Australie ; Gina, qui vient d'avoir un bébé, et qui doit vivre dans un appartement où il y a trop souvent des pénuries d'eau et d'électricité...

Puis soudain ils oublient. Ils oublient que leur pays est en guerre. Ils font des projets, des promesses. "Eva, on t'emmènera dans ce restaurant magnifique où on peut manger comme des rois pour trois fois rien !" Ils font la liste des choses à faire dans la maison : récolter les figues, faire des confitures, fabriquer de l'huile d'olive, faire nettoyer les gouttières. Dans leur tête, dans quelques semaines, ils seront de retour : la vie ne s'est pas arrêtée, pour eux tout est comme avant. Pourtant soudain, la réalité leur revient en pleine figure. Comment feront-ils pour rejoindre la maison alors que toutes les routes menant au village ont été bombardées ? Mais au lieu de soupirer, résignés, ils continuent à imaginer des plans impossibles :
- J'irai en avion jusqu'en Turquie, puis je descendrai en bus en passant par la Syrie !
- Mais comment feras-tu, Mama, il n'y a plus aucune route ! Et bientôt il n'y aura plus du tout d'essence !
Avec l'entêtement des enfants, ils veulent nier la vérité. Ils veulent croire que rien n'a changé. Ils veulent se persuader qu'ils seront là, en septembre, pour ramasser les figues du jardin et s'en gaver au petit-déjeuner.

Mais la réalité de la guerre finit par leur revenir en tête. Ils se souviennent des horreurs montrées au journal télévisé. Ils savent bien que la réalité ne peut être gommée d'un revers de main. Ils se mettent alors à raconter des histoires de destructions et de pillages. Ils nous parlent de villages littéralement rayés de la carte par les ennemis d'hier - les Phalangistes ou les Druzes - qui volaient tout, jusqu'au carrelage de la cuisine. Ils nous parlent des alliances passées entre des clans devenus aujourd'hui ennemis. Ils nous expliquent que ce pays, à peine reconstruit, a toujours été aussitôt détruit. Là-bas, la vie n'a pas le même sens qu'ici : peut-on savoir la valeur de la vie quand on a grandi au milieu de la mort ? Là-bas, les lois n'existent pas ailleurs que sur le papier : peut-on respecter le droit quand on ne connaît de la justice que la loi du talion ?

La guerre est là, aujourd'hui, là-bas, de l'autre côté de leur Méditerranée. Ils pensent à demain et ils ont peur. Il dit : "Si les Chiites perdent, ils voudront se venger et ce sera à nouveau la guerre civile". Elle dit : "Si le Hezbollah gagne, nous devrons mettre le voile pour sortir dans la rue." Ce Liban n'est pas le leur. Ils n'en veulent pas. Leur Liban, c'est le pays des figues gorgées de soleil, des amandes croquant sous la dent, des glaces géantes dévorées au bord de la route qui mène à Tripoli. Leur Liban, c'est le pays où on voit une mosquée en sortant d'une église, où les midinettes en mini-jupes côtoient les jeunes filles si coquettes sous leur foulard coloré, où les hommes paressent autour d'un café très noir et les femmes font des ronds de fumée avec leur narguilé.

Ce pays-là, quand donc pourront-ils le retrouver ?

Le soleil couchant sur la route de Baalbek

Pour garder le contact avec le Liban :
- L'incomparable blog de Wil, Français (qui était) expatrié au Liban
- Un Libanais qui fait des dessins ne pouvant pas laisser indifférent
- Le blog de Callipyge qui regarde le pays de ses origines avec trois regards - français, américain et libanais
- De photos du Liban et de tous ceux qui manifestent pour lui
- Et bien sûr, le site de L'Orient Le Jour, célèbre journal francophone du Liban




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