Je n'aime pas cette vie. Non, pas la vie en général. Mais cette vie-là : cette vie d'adultes trentenaires parisiens qui bossent à plein temps et qui doivent gérer le quotidien avec efficacité - plus encore avec rentabilité. Cette vie-là consiste à passer ses journées à courir. Courir au supermarché bondé le dimanche matin, courir chez les beaux-parents qui ne comprennent pas pourquoi on ne passe qu'en coup de vent, courir pour attraper le métro qui passe pour ne pas avoir à attendre le suivant, courir pour réussir à finir de préparer la réunion qui a lieu deux heures plus tard. Courir. Et déjà, le matin, se réveiller essoufflé, comme si pendant la nuit même, on n'avait pas eu une seule minute pour se reposer.Pourtant, j'ai de la chance désormais : j'habite à deux pas de mon travail. Plus besoin de prendre les transports en commun. Un coup de pédales sur mon vélo blanc tout rouillé et hop, je suis déjà arrivée au bureau. Alors, j'essaie de biaiser avec le temps. Je prends sur ma pause déjeuner pour passer au supermarché faire les courses de la semaine et je lance une machine à laver avant de partir travailler. Mais malgré cela, rien n'y fait. Je tire le temps dans tous les sens, mais je ne trouve pas pour autant le moyen de m'y étirer.
Les journées ressemblent à des marathons. La semaine a passé et on n'a mangé que deux soirs à la maison. Dans le frigo, la nourriture commence à pourrir. Mardi : réunion Marketing jusqu'à 21h30 au bureau. Mercredi : cours d'arabe à l'autre bout de Paris. Jeudi : Ikéa en nocturne pour acheter les poignées de portes de la cuisine. Vendredi : soirée organisée par des gens du quartier. Samedi : saut de l'autre côté de la banlieue pour aller faire un dernier coucou à nos copains qui s'en vont le lendemain à Toulouse avec leur tout nouveau bébé. Dimanche : déjeuner chez mes parents, puis goûter chez Mimi que je n'ai pas vue depuis des mois. C'est dimanche soir, déjà. Où est partie la semaine ?
O. me serre dans ses bras. Dans quelques heures, ce sera lundi matin et une nouvelle semaine recommencera. A la télé, O. a regardé Voyage au centre de la terre, pendant que je pianotais sur le nouvel ordinateur. Dans le lit, il me serre dans ses bras et me raconte : Quand j'étais petit, ce film m'a énormément marqué. Je croyais vraiment que j'irai un jour au centre de la terre... je croyais vraiment que tout cela était possible ! Ce n'est pas juste de grandir : aujourd'hui, je n'ai plus cette attente, cet espoir... Cette vie-là - cette vie d'adulte - se passe à la surface de la terre. A la surface des rêves peut-être aussi. Dans cette vie-là, on n'a pas le temps de rêver. On a toujours quelque chose à faire de plus urgent - de plus important - que de rêver à ce qui se passe dans les profondeurs des mondes imaginaires. Dans la course contre le quotidien, on n'a pas le droit d'être distrait, ni de penser à autre chose. O. a raison. Ce n'est pas juste. Pas juste de grandir.
O. me serre dans ses bras. Très fort. Ces quelques minutes dans l'obscurité de la chambre à coucher, alors que la semaine va bientôt recommencer, c'est tout ce qu'il nous reste pour vivre notre vie à deux. A trop courir, on en vient presque à oublier que l'on vit ensemble. Parfois, à force de courir chacun de notre côté, on en vient à se manquer. Vivre à toute allure, ce n'est plus tout à fait vivre.
O. me serre dans ses bras et murmure : Rien de ce à quoi je croyais quand j'étais petit n'était vrai. Jamais je n'irai voyager au centre de la terre. La seule chose de mon enfance qui s'est vraiment réalisée, c'est ma rencontre avec une belle princesse. Une princesse de contes de fées que je serre dans mes bras en ce moment... Si je suis un bout de son enfance et de ses rêves, j'espère que jamais il ne deviendra totalement adulte. J'espère que toujours il trouvera encore le temps de prendre son temps avec moi. Rien qu'avec moi...
Il y a un an. Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. |