Une soirée entre amis, un vendredi soir, début janvier. La galette des Rois est succulente. On ne voit pas le temps passer. C'est bon d'être avec des amis de longue date avec qui on peut parler librement de rien - et surtout de tout.
Sans trop savoir comment, à un moment donné, la discussion vient s'enrouler autour du sujet de l'école. Notre ami se souvient de ses brillantes années de lycée, dans un prestigieux établissement parisien et, regardant sa vie professionnelle d'aujourd'hui, il peste contre l'Éducation nationale qui, dit-il, n'a pas su tirer profit de ses capacités prometteuses et l'a enrôlé dans un système dans lequel il n'a pas pu s'épanouir. Notre ami prend à parti une de ses invités, qui était dans la même classe de Terminale que lui :
− Regarde, on était parmi les meilleurs, et voilà où on en est rendu aujourd'hui : informaticiens dans une boite qui nous exploite, qui nous oblige à travailler 50 heures par semaine et qui est prête à nous virer du jour au lendemain, à la moindre baisse de régime !
Il rappelle la façon dont il a été licencié du premier boulot qu'il avait trouvé, au sortir de son école d'ingénieur, et raconte ses années de chômage, passées à attendre derrière des portes fermées et à tourner en rond à la recherche d'une vocation en échec. Notre ami hausse le ton : "Voilà ce que le Système a fait de moi ! Voilà où j'en suis à cause de l'École qui n'a pas su répondre à mes attentes ! L'École est une machine à fabriquer de l'échec !" Je ne suis pas d'accord. Bien sûr que je ne suis pas d'accord. Je prends la défense de l'école. Moi, l'idéaliste qui ait toujours cru davantage aux forces du Savoir qu'à celles de la productivité, moi qui n'ai jamais pu complètement quitter l'école, je ne peux que refuser cette vision de l'enseignement :
− Je suis un pur produit de l'école. L'école m'a appris à lire, à écrire, à penser, à critiquer. Comment peux-tu dire que son rôle n'est que de formater les esprits ? Bien sûr l'école sert à faire entrer les enfants dans un moule : l'intégration à la société est un de ses rôles fondamentaux. Mais à côté de cela l'école prodigue du savoir et des connaissances. J'estime qu'elle m'a donné les méthodes pour apprendre à penser par moi-même et à forger ma propre indépendance de pensée. Je n'ai jamais eu l'impression que l'école m'a forcée à être ce que je ne voulais pas être !
Notre ami rigole. Il me trouve sûrement un peu trop naïve. Un peu trop utopiste.
− Je ne vois pas les choses ainsi ! Pour moi, l'école n'a fait qu'aplanir mes différences, m'orientant vers des voies qui n'étaient pas les miennes. Comme j'étais bon élève au lycée, mes profs m'ont obligé à faire des maths, m'imposant un système éducatif incapable de reconnaître mes potentialités. Regarde les États-unis : au moins là-bas, tu peux devenir quelqu'un. On croit en toi. On étouffe pas tes talents en t'imposant une norme sclérosante !
Je m'énerve un petit peu. Je ne suis pas d'accord. Pas du tout !
− Pourquoi ce serait mieux ailleurs ? Je ne suis pas sûre que le système éducatif américain soit si louable que cela quand on regarde le niveau des petits Américains. Et puis, est-ce acceptable d'avoir à payer des sommes faramineuses pour faire des études supérieures dans de bonnes universités ?
− Tu parles sans savoir... Moi, j'ai vu ma cousine : en quelques mois, elle a réussi là-bas à gagner une fortune, alors qu'en France on l'aurait mis sur une voie de garage !La conversation continue, mais elle s'essouffle. Je n'arrive pas à partager mon point de vue. Les autres convives partagent les idées de notre ami. Je me sens en minorité avec mes belles utopies éducatives. J'avance mes arguments, mais on me les renvoie radicalement, considérant mon optimisme un peu trop décalé et mon nationalisme éducatif bien mal placé. Il est certain que le fait que je sois la seule parmi les personnes présentes à avoir mené des études littéraires explique en grande partie mes divergences avec les autres invités qui, tous, ont des formations d'ingénieur. La discussion se termine sans réel partage, chacun restant sur ses positions. Je suis un peu contrariée. Cette soirée entre amis avait si bien commencé... Je suis déçue de ne pas avoir su faire comprendre mes points de vue.
Dans la voiture, sur le chemin du retour, je reprends le débat avec O. et commente notre discussion. O. était le seul à être à peu près d'accord avec moi. Je reviens sur tout ce qui s'est dit. O. m'écoute. Mais, arrivé au bas de notre immeuble, il balaie tout d'un revers de main : "laisse courir !"
Alors je continue la discussion dans ma tête, trouvant des mots pour exprimer enfin ce que je n'ai pas réussi à communiquer plus tôt. A cette soirée, ce n'est pas simplement de l'école dont on a parlé. C'est plutôt de la façon dont chacun voyait son existence. Notre ami semblait en vouloir à un tout-puissant Système qu'il jugeait responsable de ses échecs. Jamais je n'ai pensé que mes échecs pouvaient venir d'ailleurs que de moi-même. On ne peut pas dire que je sois complètement satisfaite de la vie que je mène. Il ne se passe pas un jour sans que je ne ressente au fond de moi mes incomplétudes, mes imperfections, mon inachèvement. Mais jamais je n'ai cru que c'était la faute du "Système". Sans doute est-ce mon côté culpabilisant qui parle ainsi. Pourtant j'ai toujours été persuadée que j'étais la seule responsable de mes échecs. La vie est ce qu'on en fait chaque jour. Bien sûr, il y a les maladies, les mauvais coups du sort, les épreuves, mais hormis tous ces coups du Destin, je suis convaincue que mon avenir m'appartient. Je suis telle que je me suis forgée. Si chaque jour je ne me sens pas complètement moi-même, je ne dois m'en prendre qu'à moi-même - à ce manque de courage qui me retient dans mes projets, à cette paresse qui m'empêche d'aller au bout de mes désirs. Certes, moi aussi, l'école m'a mis sur une voie, me cachant toutes les autres. Mais j'étais pleinement consentante de faire les études que j'ai faites. Je ne suis pas arrivée au métier que j'ai exercé poussée par un Système plus fort que moi. Au contraire. Plus encore, lorsque ce métier ne m'a plus convenu, j'ai retroussé mes manches et j'ai tout recommencé pour me construire un autre destin. Je suis responsable de mes choix. Je n'ai pas grand chose à moi - mais j'ai au moins le sentiment de garder un petit peu de ma liberté.
J'aurais voulu dire tout cela à notre ami. Lui communiquer ma foi en l'existence, loin de ces frustrations qui font devenir vieux trop tôt. Mais mon esprit d'escalier n'a pas su trouver les mots à temps.
Il y a un an.
Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. |