Au Japon, il ne se passait pas un jour sans qu'on aille visiter un temple bouddhiste ou un sanctuaire shinto. Aller dans un temple au Japon, c'est comme se rendre dans une église à Rome : un passage obligé auquel, dans bien des villes et des villages, on se heurte à presque chaque pâté de maisons. Les Japonais sont habitués à vivre dans l'éphémère. Dans un pays où les tremblements de terre ont succédé aux incendies et où les bâtiments anciens ne sont pas en pierre mais en bois, l'ancienneté remonte rarement à plus d'un siècle. Lorsqu'il y a des châteaux du Moyen-Âge, ce sont en fait des copies refaites à l'identique au fil des siècles, car il y a toujours eu dans l'histoire quelques furieux incendies ou malheureux typhons pour anéantir totalement le bâtiment d'origine. Ainsi les vieux temples du XVIIe siècle sont forcément plus jeunes que notre Tour Eiffel centenaire. Curieux paradoxe d'un paysage urbain où le temps semble parfois passer de façon circulaire : c'est détruit, on reconstruit – encore, et toujours.
Tous les jours, nous avions sur notre parcours – souvent improvisé – notre lot de temples. Le premier jour, à Tokyo, nous étions impressionnés et nous regardions chaque statue, chaque objet rituel avec curiosité. Au bout d'une semaine, O. n'en pouvait plus. Je marchais devant avec mon gros guide touristique dans les mains et il soupirait en traînant des pieds tandis que nous pénétrions sous la grande porte d'un énième nouveau temple : "Ah, encore un temple !" Je m'accrochais au bras d'O., sans l'écouter râler. Moi aussi, j'en avais un peu marre des temples au bout du quatrième de la journée, mais je savais bien au fond que le lendemain nous serions, presque malgré nous, de nouveau attirés par un nouveau temple et que nous y pénétrions à nouveau pour nous laisser surprendre par d'autres Bouddhas emmitouflés ou d'autres dragons au visage effrayant.
Une fois dans l'enceinte sacrée, souvent, je me tenais légèrement en retrait du bâtiment principal pour mieux observer les gestes rituels des fidèles. Je les regardais tous ces Japonais, si différents les uns des autres, accomplir les mêmes gestes. Tirer la corde de la lourde cloche pour réveiller le dieu, jeter une pièce dans la boite à offrandes, se recueillir quelques secondes les mains jointes, puis taper dans les mains, avant de repartir joyeusement retrouver la vie terrestre. Les mêmes gestes, mais jamais les mêmes gens. Ils étaient si nombreux, si différents. Parfois de vieilles dames avec des kimonos traditionnels et les pieds en chaussettes blanches dans des chaussures ouvertes. Mais aussi tous les autres, tous ces gens qui, en Occident, ont oublié d'entrer dans les églises pour y rencontrer le dieu de leurs parents : les jeunes lycéennes en uniforme bleu marine et aux chaussettes blanches tirées jusqu'aux genoux, les hommes d'affaires en costume noir et chemise blanche, les touristes en vacances à la redécouverte de leur pays, les jeunes femmes sur talons hauts et dans une courte jupette, les étudiants venus fêter les fleurs des cerisiers un verre de saké à la main... Tous, en passant devant la maison du dieu, venaient s'y recueillir quelques secondes. Jamais bien longtemps. Juste le temps de dire à la divinité, dans le secret de sa conscience, le souhait du moment.
Quelques pas plus loin, je ne manquais pas non plus de regarder le grand panneau recouvert de plaquettes votives à l'effigie du temple. J'essayais de déchiffrer ce qui était écrit sur ces "ema". Parfois, je trouvais une langue connue – une prière d'espoir formulée par un touriste américain ou un voeu d'amour rédigé en espagnol ou en français. Mais la plupart du temps, je ne voyais sur ces plaquettes de bois que des caractères inconnus, derrière lesquels j'imaginais les souhaits les plus probables – une réussite à un examen, un joli bébé, la guérison d'une maladie. Quand le vent soufflait, les ema tapaient les uns contre les autres, envoyant vers le ciel une douce sonorité. Les voeux s'envolaient-ils vers les divinités auxquelles ils étaient adressés ?
A Nara, lorsque j'ai rencontré Noriko, je l'ai inondée de questions. Je voulais savoir, je voulais comprendre. "Et toi, de quelle religion es-tu ? Y a-t-il l'équivalent d'un baptême dans le bouddhisme ? Et pourquoi tapez-vous parfois deux fois dans les mains et à d'autres endroits trois fois ? Et quelle était à ton avis cette cérémonie à laquelle nous avons assisté l'autre matin à Kyoto ? Combien y a-t-il d'écoles bouddhistes ? Pensez-vous vraiment pouvoir lire l'avenir dans un bout de papier tiré au sort ?" Gentiment, Noriko essayait tant bien que mal de répondre à chacune de mes questions. Je voulais savoir le nom des gardiens cachés dans le portail des temples, la signification des papiers blancs accrochés aux arbres, ou encore le nom du dragon enveloppant la fontaine à purification. Noriko répondait à mes interrogations en souriant devant mon étonnement. "Tu sais, nous, les Japonais, nous sommes à la fois bouddhistes et shintoïstes, ça dépend des moments." Je levais les sourcils, l'air effaré. Je ne comprenais pas. Je disais "Croire en deux religions à la fois, mais comment est-ce possible ?" Noriko traduisait dans un éclat de rire ma surprise à l'amie qui l'accompagnait, puis ajoutait dans la confidence "Oui, on croit un peu en n'importe quoi !", avant de conclure avec sérieux : "C'est pour ça qu'il n'y a pas de guerre de religion dans l'histoire du Japon". J'étais à la fois décontenancée et presque émerveillée devant un peuple capable de voir le sentiment religieux partout et de rencontrer les divinités dans la nature toute entière. Je levais la tête vers le ciel, je regardais les nuages trouant le ciel, j'écoutais les oiseaux chantonnant le matin et je sentais les fleurs du printemps colorant les arbres, et je me disais, incrédule, "Y a-t-il des dieux dans toutes ces merveilles ?" Mais en même temps, j'avais un rire presque iconoclaste, me disant que les Japonais étaient finalement plus superstitieux que véritablement croyants. Croire qu'une amulette peut conjurer le mauvais sort d'un démon, n'est-ce pas au fond faire preuve d'une certaine naïveté ?
Lorsque Noriko et son amie m'ont dit, Viens, on va jeter une pièce toutes les trois et faire une prière, j'ai été un peu gênée. Pratiquer une religion qui me semblait tout aussi étrange qu'étrangère me mettait un peu mal à l'aise. C'était comme mentir à ces dieux qui n'étaient pas les miens et que je ne connaissais pas. Mais cela paraissait si naturel à Noriko de passer devant le temple en faisant une petite offrande que je l'ai suivie. Comme elle, j'ai tiré sur la cloche, lancé ma pièce, joint mes mains et frappé deux fois après avoir fait un voeu. Je ne savais pas quel voeu formuler. Je ne savais pas ce que je souhaitais vraiment et ce que j'étais en droit de demander. La réussite ? Le bonheur ? Un bébé ? Mais tout cela ne doit-il pas venir d'abord de moi-même et de mes actions propres ? N'y a-t-il pas abandon de la volonté à s'en remettre ainsi à une divinité ? Alors, dans le doute, je n'ai fait ce jour-là qu'un tout petit voeu, un voeu à courte échéance, à la hauteur du présent. J'ai souhaité que la fin de nos vacances se passent bien, sans problème. Je n'ai souhaité que cela. Tout simplement. J'ai frappé dans les mains et hop, mon voeu est parti jusqu'au "kami" qui, peut-être, comprenait le français et était capable de le déchiffrer.
Aujourd'hui je suis rentrée en France. J'avais à peine atterri que soudain mon avenir s'est grisé au point que j'ai du mal à m'y reconnaître. Je suis rentrée et j'ai dû apprendre que la vie, c'est aussi la maladie, la souffrance, l'angoisse et peut-être cette fin qu'on ne voudrait jamais voir arriver. Ça m'est tombée dessus comme ça, sans que j'y sois préparée et, sous le poids de la claque, j'ai failli perdre l'équilibre. Je sais bien qu'il faut continuer de lever la tête et de regarder vers demain. Mais ce n'est pas facile d'y croire sans penser que c'est mentir. Le temps passe avec un peu plus de lourdeur.
Aujourd'hui, si j'étais dans un temple japonais, je saurais quel voeu formuler dans le silence de ma prière. Si j'étais là-bas, face au panneau à ema, je saurais quelle phrase écrire sur la plaquette de bois. Bien sûr, je continuerai de penser que tout cela n'est que vaine superstition. Mais j'écrirai quand même sur ces bouts de bois ces bouts d'espoir pour l'avenir de mon papa.
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