Juin 2008


pour m'écrire

Lundi 2 juin 2008
La vie des autres

Elle vient de passer une soirée ou bien un week-end entier avec une de ses plus anciennes amies. Elles se sont dit au revoir sur le quai d'un métro ou d'une gare, ou bien sur le pas d'une porte. Tout s'est bien passé. Elles ont retrouvé un peu de leur amitié d'autrefois, ont remué le passé tout en débroussaillant l'avenir. Mais son amie est à peine partie qu'elle éprouve déjà le besoin de parler d'elle à son mari. Lui, le mari, il ne sait pas très bien ce qu'est une amitié de filles. Il a juste la vague conscience que les amitiés entre filles ne sont pas tout à fait comme la bonne camaraderie entre potes. Il ne fréquente les amies de sa femme que de loin. Il est là parfois lorsqu'elle rencontre ses amies. Il participe aux conversations. Mais il sait bien qu'il est toujours un peu la pièce rapportée. Cela ne lui fait rien. C'est normal. Il y a des choses qu'on ne peut partager et qu'on ne connaîtra seulement que par ouï-dire : la mémoire de son propre passé et l'appartenance à son sexe.

Elle vient de quitter son amie il y a à peine dix minutes et la voilà déjà à parler d'elle en son absence. Elle décortique la vie de son amie. Elle se permet de parler comme si elle savait tout d'elle. Elle la juge. Elle dit de son amie : "Elle n'est pas vraiment heureuse". Elle ajoute "Ça me fait mal de la voir comme ça". Mais elle ajoute aussi : "Elle ne se donne pas les moyens de changer ce qui va pas". Son mari l'écoute, mais il ne comprend pas bien ce qu'elle dit. Il lève les sourcils. Il a l'impression que sa femme critique son amie. Lui n'a rien vu de tout ce qu'elle lui raconte. Il se demande bien où sa femme va chercher tout ça  cette solitude, cette tristesse, cet immobilisme résigné qu'elle dit voir chez son amie. Pour lui, l'homme, la vie n'est pas aussi compliquée que sa femme veut lui faire croire. Il lui dit : "Mais qu'est-ce que tu en sais que ton amie est malheureuse ? Et si sa vie lui plaît ainsi ? Pourquoi cherches-tu à entrer dans la vie des autres et à la juger ?" Elle hausse les épaules, l'air de dire "Il ne comprend rien !" Mais en même temps sa réflexion la touche. Car au fond, il a raison : que sait-elle de l'intimité de son amie ? Et quand bien même, qui est-elle pour juger derrière les autres de ce qu'ils font de leur vie ? Elle s'en veut de cette attitude supérieure dont elle n'arrive pas à se défaire. Elle sait qu'elle n'a pas le droit de juger la vie de son amie. Elle se déteste elle-même quand elle se voit porter ce regard normatif sur l'existence des êtres qui lui sont chers.

Car au fond elle a en elle cette question : est-ce que ma vie à moi est meilleure que celle des autres ? Est-ce que moi aussi je ne vis pas dans l'aveuglement dont je crois que mon amie est la proie ? Elle essaie d'imaginer ses amies parler d'elle en son absence, comme elle le fait ce soir avec son mari. Que disent-elles de sa vie ? N'y voient-elles pas un déséquilibre, une faille dont elle n'est pas elle-même consciente ? Elle se dit que peut-être la lucidité se voit mieux de l'extérieur : ses amies en savent peut-être plus sur elle qu'elle-même. Il y a des maux qu'on n'ose pas soi-même s'avouer lorsqu'ils nous touchent au plus profond de nous.

Peut-être. Ou alors non. Son mari a peut-être raison. Ne projette-elle pas sur son amie des sentiments qui ne la déterminent pas ? N'imagine-t-elle pas une tristesse qui lui est inconnue ? Elle se souvient soudain de ces quelques personnes qui, parfois, ont cru avoir le droit de s'infiltrer dans sa vie pour la juger et construire une herméneutique insensée, sans rapport avec la réalité de son existence. Elle sait qu'elle ne supporte pas que d'autres qu'elle se permettent de poser des balises sur le chemin qu'elle donne à sa vie. Pourquoi elle-même aurait-elle le droit de le faire avec ses amies ?

Elle a parlé à son mari de son amie derrière le dos de celle-ci. Elle a un mauvais sentiment au fond d'elle-même, un peu comme celui d'une trahison. Mais elle sait qu'elle ne dira rien à son amie. Si elle en parle avec elle, jamais ce sera aussi frontalement qu'elle ne l'a fait en son absence. Elle sait bien qu'elle n'a pas le droit de juger la vie des autres, même celle des gens qu'elle aime. Si ce soir elle a dit tout cela à son mari, c'est qu'il fallait qu'elle en parle. Parler des autres comme pour mettre à jour ses propres choix d'existence.

 

Mercredi 4 juin 2008
Mille grues

C'est dans le shinkansen, train à grande vitesse, qui nous menait à Hiroshima que j'ai entendu pour la première fois l'histoire de la petite Sadako Sasaki. Le gros guide Lonely Planet retraçait en quelques mots la courte vie de cette petite fille. Lorsque la bombe atomique explosa au-dessus de la tranquille ville d'Hiroshima, le 6 août 1945 à 8h15, Sadako se trouvait avec sa famille à deux kilomètres de l'épicentre de l'explosion. Elle était âgée seulement de deux ans et, miraculeusement, elle survécut, alors qu'autour d'elle des milliers de personnes moururent sur le coup. La fillette grandit comme toutes les petites filles de son âge, dans un Japon meurtri par la guerre dans lequel tout était à reconstruire. Hélas, lorsqu'elle eut douze ans, dix ans après l'explosion de la bombe, Sadako tomba gravement malade. Elle avait une leucémie. Les radiations du 6 août 1945 l'avaient secrètement contaminée et la maladie avait dans le silence grandit dans le corps de la fillette. En 1954, il y avait peu de probabilité de guérir d'une maladie aussi grave. Mais pour garder espoir, pour trouver en elle la force de continuer à vivre et à lutter contre le mal l'affaiblissant, Sadako se mit à plier des grues de papier. Au Japon, depuis des siècles la grue est un oiseau porte-bonheur. Il est synonyme de longévité et de santé. On dit que cet animal est capable de vivre 1 000 ans. On raconte également que celui qui plie 1 000 grues d'origami verra son voeu exaucé et guérira. Sadaka se mit à plier de petits oiseaux de papier avec une volonté acharnée. Aidée de ses amis et de sa famille, elle en avait pliées 642 lorsque la vie l'abandonna. Pour honorer sa mémoire, ses camarades de classe continuèrent ses pliages d'espoir et fabriquèrent les 358 grues de papier qui manquaient. Depuis, les grues de Sadako Sasaki sont devenues un symbole d'espoir et de guérison. Un symbole de paix aussi.

Lorsque nous sommes arrivés à la gare d'Hiroshima, ce jour d'avril, il faisait un temps lourd. Nous avons traversé la ville en tramway, pour déposer nos affaires à l'hôtel. Lorsque nous sommes ressortis visiter la ville, il pleuvait. Le ciel était d'un gris plein de tristesse. Nous avions du mal à réaliser que nous nous trouvions à Hiroshima, dans cette ville dont le nom évoque à tout jamais l'horreur et la folie des hommes. Hiroshima n'avait été pour nous qu'un nom dans des livres d'histoire, comme Auschwitz et Oradour-sur-Glane. Comment croire qu'il s'agissait également d'une ville jeune et moderne où la vie a repris le dessus depuis des années ? Le ciel bas et menaçant, bouchant l'horizon, est venu ce jour-là nous dessiner un peu de cette ambiance fin de monde que nous nous attendions à trouver. Il était 18 heures lorsque nous sommes arrivés devant le musée. Il était trop tard pour le visiter. Il allait fermer. Nous avons marché dans le grand parc-mémorial de la Paix, passant devant la Flamme de la Paix brûlant malgré la pluie, comme pour rappeler qu'aujourd'hui les hommes n'ont toujours pas éliminé les armes atomiques de la planète. La ville, au soir tombant, était silencieuse, mais chaque monument commémoratif, d'une architecture massive et sinistre, semblait hurler le souvenir de l'horreur. Nous nous sommes rendus au pied du Dôme de la bombe A, seul vestige de la ville, maintenu en l'état pour rappeler la violence de l'explosion. Puis nous sommes revenus vers la statue de Sadako Sasaki. Sous mon parapluie, j'ai observé les milliers de grues en papier, pliées par des milliers d'enfants du monde entier. J'ai essayé d'imaginer le 6 août 1945 et tous les jours qui ont suivi à Hiroshima. Je n'y suis pas arrivée.

Du Japon, j'ai ramené de jolis carrés de papier pour fabriquer des objets en origami. Je ne savais pas alors si j'allais vraiment les utiliser. Je me disais que, connaissant ma paresse naturelle, le papier resterait probablement au fond d'un tiroir. Mais lorsque mon père nous a annoncé qu'il était malade, je me suis rappelée de l'histoire de Sadako Sasaki et de la légende des 1 000 grues. J'ai ressorti mes beaux papiers de couleurs et j'ai cherché le modèle du pliage de la grue. Depuis, dès que j'ai un petit moment de libre, je plie des oiseaux de papier. De petits oiseaux multicolores aux ailes souvent maladroitement repliées. Mais je ne veux pas m'arrêter. Je plie mes oiseaux d'espoir. Partout, dans le train, le soir devant la télévision sur la petite table basse, ou bien dans la journée à mon bureau. Je n'ai pas compté le nombre de mes pliages. Mais alignées les unes derrière les autres, mes grues forment déjà une petit armée qui paraît prête à s'envoler. Je ne sais pas quand je m'arrêterai. Je n'arriverai probablement pas au chiffre de 1 000.  Mais qu'importe au fond. Lorsque je fabrique mes grues de papier, il y a en moi la douce illusion que mes oiseaux de papier sont capables d'envoler mes pensées vers mon papa et que, peut-être, ils l'aideront à guérir.

Si vous avez le temps et si vous ne trouvez pas vain de concentrer l'espoir dans quelques bouts de papiers pliés, peut-être pourriez-vous, vous aussi, envoyer des pensées positives à mon papa en pliant chez vous quelques grues de papier. Ce serait un geste gratuit, sans nul autre sens qu'emballer dans un symbole quelques brides d'espoir. Je ne sais pas si j'oserai parler des grues à mon papa, tant je sais en toute rationalité que ce geste empreint de superstition est illusoire. Mais j'ai besoin de matérialiser mon espoir pour le faire exister. Mêmes si les grues sont en papier, peut-être réussiront-elles à s'envoler jusqu'à mon papa et à lui donner la force et l'espoir que je suis pour le moment encore incapable de lui exprimer.

  • En cliquant ici, vous trouverez le descriptif précis et très clair du pliage de la grue d'origami.
  • En tapant sur Dailymotion ou Youtube "grue" et "origami", vous trouverez des vidéos montrant en temps réel comment effectuer les pliages.


Notice tirée de ce site

Merci.

Mardi 10 juin 2008
Métamorphoses chromatiques

Mes parents m'ont envoyé une photo de l'hortensia que nous leur avions offert pour la fête des mères, il y a deux semaines. Sur la photo, un beau massif de fleurs roses. Je regarde la photo, incrédule devant mon écran. Il y a un peu plus de quinze jours, dans la jardinerie, un bel hortensia bleu-mauve m'avait tapé dans l'oeil. En le voyant, j'avais su que c'était lui qu'il fallait que j'invite dans le jardin de mes parents. A cause de sa couleur. Une couleur sans nom, muette dans une dénomination toujours inappropriée. Un bleu délavé par le soleil, auquel on aurait retiré la profondeur du ciel, un mauve dévoré par la clarté d'un printemps fleuri. Dans le magasin, les fleurs de l'hortensia étaient entre le bleu et le mauve sans être aucune de ces couleurs. Si le silence apaisant avait une couleur, il serait de la même teinte que ces fleurs d'hortensia qui, le jour de la fête des mères, ont été plantées dans le jardin de la campagne.

 

Aujourd'hui, sur la photo, les fleurs sont devenues roses. Une vraie couleur qui ne triche pas dans l'entre-deux d'un silence. Une couleur de fillette joyeuse, et non plus l'impossible défi d'un peintre impressionniste. Ma mère me dit au téléphone, C'est normal, c'est à cause de l'acidité de la terre, c'est chimique. La couleur des fleurs des hortensias n'est pas une propriété essentielle de la plante. C'est un accident de la substance, comme dans la philosophie d'Aristote. La couleur peut être ou n'être pas, qu'importe, la plante restera toujours elle-même, quelle que soit son apparence chromatique. Il n'y a que de la chimie là-dedans. Une histoire de pH et d'acidité du sol. C'est logique. Mais moi qui n'y connais rien en sciences chimiques des éléments, je suis émerveillée par cette métamorphose. Il y a quinze jours, j'avais laissé dans le jardin de la maison de campagne des fleurs mauves claires, et voilà maintenant qu'on m'apprend, preuves à l'appui, qu'elles sont devenues roses. Si ce que je vois des êtres vivants ne leur appartient qu'en apparence, où se situe donc leur essence intrinsèque ? Comment détourner le regard des accidents pour le porter sur la substance ? Et puis aussi comment ne pas se laisser tromper par cette nature qui ne se donne que dans une apparence illusoire ?

Ma vie, peut-être, n'est qu'un hortensia à la couleur muette. J'apparais bleu-mauve, mais des événements extérieurs qui ne dépendent pas de moi me font apparaître rose pâle ou même rouge éclatant. Je ne suis aucune de ces couleurs et, en même temps, je suis toutes celles-ci. La vérité, c'est que dans cet accordéon chromatique, j'ai du mal à me reconnaître. Si je ne suis pas celle qui se donne à voir sous les regards, qui suis-je ? Me reconnaîtrais-je si je me rencontre par hasard dans la rue ? Serais-je encore moi-même si la chimie du monde m'oblige par un geste mécanique à modifier mon apparence ? Le temps n'est qu'une qualité accidentelle des êtres. S'il transforme ceux que j'aime et métamorphose celle que je crois être, arriverais-je encore à ne faire qu'un avec ma vie ?

Lorsque j'ai vu la photo de l'hortensia devenu rose, j'ai eu un geste de déception. Mais plus je le regarde, plus je me dis que, peut-être, c'est une jolie couleur - presque aussi jolie que ce bleu-mauve qui n'avait pas de nom.

 
Vendredi 13 juin 2008
Au téléphone

Sa voix au téléphone. Si loin. Une voix rauque qui avale les syllabes et mastique les mots. Je ne le reconnais pas. Je sens monter les larmes au bord de mes paupières, mais je ne pleure pas. Pas tant qu'il est là, au bout du fil. Il dit que cette nuit il n'a pas beaucoup dormi, que l'infirmière de service n'avait pas voulu lui donner plus d'un demi comprimé et que ça ne l'a assoupi que jusqu'à 3 heures du matin. Il dit qu'il a trouvé le temps long avant qu'on ne l'emmène au bloc opératoire à 8 heures. Il dit qu'il n'en est sorti qu'à midi. Il dit qu'il a mal un peu, mais qu'il paraît que c'est normal. Il dit que le chirurgien a expliqué que tout s'était bien passé et qu'apparemment les ganglions ne seraient pas atteints.

Cette voix cassée et faible, de l'autre côté de l'écouteur, comment l'oublier. Cette voix ne lui ressemble pas, et pourtant c'est lui. C'est lui, aujourd'hui.

Je n'ose pas parler trop longtemps. J'ai peur qu'il se fatigue davantage. Je ne sais pas si je dois raccrocher, car je sens en même temps qu'il a besoin de parler. Je ne reconnais pas sa voix, mais je reconnais sa façon de parler, le choix de ses mots, les formules de ses phrases - sa façon de désigner l'infirmière lorsqu'il la désigne sous le vocable "une petite jeune fille toute mignonne".

Il dit qu'il a des fils accrochés partout. Il dit que ce n'est pas beau à voir. Je ne veux pas l'imaginer ainsi. Je ferme les yeux et je chasse l'image qui s'impose.

Je lui dis que je téléphonerai demain pour savoir si on peut passer le voir. Il dit que oui, demain, il devrait être plus en forme. Je lui dis au-revoir et bonne soirée. J'ai une voix anormalement douce.

Je raccroche. Et puis je pleure.

Lundi 23 juin 2008
L'écriture et l'oubli

L'autre matin, en allant à la Poste, j'ai heurté la canne d'un aveugle. Cela a fait un bruit sourd sur le trottoir, qui a résonné dans mon coeur d'une lourde culpabilité que je n'ai pas réussi à effacer. J'avais vu l'homme avancer vers moi avec sa canne blanche, j'avais remarqué la façon dont il avançait en taponnant le sol avec prudence, je savais que nous allions nous croiser puisque nous marchions l'un en face de l'autre. L'homme ne le savait pas, mais moi je le savais. Je le voyais. Au lieu de m'arrêter quelques secondes le long du mur pour le laisser passer sur la portion de trottoir rendue étroite en raison de travaux, j'ai cru que je pouvais quand même m'avancer. J'ai pensé que j'avais suffisamment de place et j'ai continué à avancer sans ralentir. Mais avec sa canne blanche, l'homme occupait la surface de deux personnes sur le trottoir. Il a lancé son bâton en avant et moi j'ai trébuché sur lui, sans avoir le temps d'esquisser le mouvement. Le bruit sourd que ça a fait, je n'arrive pas à l'oublier. Je me suis excusée bien sûr. Mais l'homme n'a rien dit. Il a continué à avancer, en tapotant le trottoir, sans paraître se rendre compte à aucun moment de ma présence. A-t-il cru qu'il était entré dans un poteau, et non pas que sa canne avait heurté les jambes d'une personne ? A-t-il eu peur de ce bruit sourd inconnu ? Je ne sais pas. Il a continué à avancer et moi je me suis sentie infiniment ridicule. J'ai regardé autour de moi. Certainement personne n'avait rien vu de cette minuscule scène, mais j'avais l'impression que tout le monde me regardait avec mépris. Je me disais que c'était moi l'aveugle : j'avais des yeux et je ne m'en servais pas. Quelle honte.

Me voici en train de raconter cet événement presque anodin et soudain, avant de mettre un point final, je m'arrête et je me dis : Pourquoi ? Pourquoi écrire ici ce petit fait qui a traversé le quotidien ? Pourquoi vouloir l'arrêter dans le temps et en garder la trace sur ces pages ? A quoi ça rime ?

L'autre jour, j'ai été interrogée sur ce journal et ma pratique d'écriture. On me parlait en particulier de certaines pages que j'avais écrites. J'ai dû paraître un peu idiote à mon interlocutrice, car par moment je ne savais pas même de quoi elle me parlait : j'avais complètement oublié certains textes que j'avais écrits il n'y a pourtant pas si longtemps ! Alors quoi ? Est-ce que ce journal est réellement un garde-mémoire ? Est-ce que j'écris vraiment pour garder des traces du passé et avoir l'illusion de retenir le cours du temps dans lequel la vie m'a embarquée ? Devant le black-out laissé en moi par certaines entrées de mon journal, je me suis finalement dit que c'était peut-être tout le contraire : j'écris ici pour oublier. Une fois que c'est posé dans les mots, mis en phrases dans un texte, j'oublie le souci qui m'a tracassé et je passe à autre chose. En un sens, j'écrirais donc non pas pour arrêter le temps, mais pour le continuer : pour ouvrir un espace libre qui me délivrera de mes pensées trop encombrantes et m'aidera à continuer d'avancer.

Voilà neuf ans que j'écris en ligne. J'ai un souvenir plus ou moins distinct de ce que j'ai bien pu écrire sur mon journal. Lorsque je lis la liste de mes entrées, je peux souvent dire sans cliquer sur le texte de quoi ça parle. J'ai l'impression de garder en mémoire les pages écrites il y a deux, cinq ou huit ans. Mais en réalité, si je prends le courage de relire en détail un texte passé, je me rends compte que ce qui est resté dans ma mémoire vive - celle qui est immédiatement mobilisable - n'est qu'un très vague souvenir, qui ne correspond pas forcément à la pensée que j'ai écrite par le passé. Si je me relis, je suis surprise de ce que je découvre. J'ai l'impression de rencontrer une autre personne, qui m'est devenue quelque peu étrangère. Ce n'est qu'en relisant un texte passé qu'une foule de petits détails que j'avais complètement oubliés me reviennent à l'esprit. S'il s'agit de pages écrites il y sept ou huit ans, ce n'est pas étonnant. Mais le plus étrange, c'est que je peux faire également cette expérience-là sur des textes écrits l'année dernière ou il y a quelques mois. J'écris, j'oublie. Les deux actions paraissent concomitantes. Plus encore, peut-être y a-t-il un lien de cause à effet entre les deux : parce que j'ai écrit cette émotion qui me tiraillait ou cette pensée qui m'obsédait, je peux l'oublier. C'est même pour cela que je l'écris : pour ne plus y penser, car parfois ce qui occupe trop l'esprit prend tant de place qu'il empêche de vivre au présent.

J'écris la scène de l'aveugle à la canne blanche contre lequel j'ai trébuché dans la rue. Je croyais que j'écrivais cet épisode pour en garder la mémoire. En fait, non : je l'écris pour l'oublier pour oublier le sentiment de honte et de malaise qui m'a envahie lorsque cet incident est survenu. J'écris pour faire passer ma mauvaise conscience. Je n'ai pas effacé mon geste en l'écrivant, mais j'ai permis à ma conscience de passer outre. Dans deux mois peut-être, j'aurai oublié le bruit sourd qu'a provoqué un jour sur le trottoir le heurt de ma jambe avec la canne blanche d'un aveugle. Je crois qu'en fait cet oubli aura été accéléré justement parce que la scène aura été écrite dans mon journal. Comme si, en l'isolant dans la fixité des mots, je me donnais la permission inconsciemment de l'oublier.

J'écris pour oublier. Voilà neuf ans que cela dure et j'ai l'impression que c'est seulement aujourd'hui que je m'en aperçois. Mon propre aveuglement me donne soudain le vertige.

 
Mardi 24 juin 2008
La visiteuse des ondes

L'autre jour, la sonnette a retenti à la porte de chez moi. Nous nous étions donné rendez-vous à 19 heures. Il était 19 heures tout juste, mais j'ai sursauté lorsque la sonnerie a retenti. "Oui, c'est Caroline, la journaliste", ai-je entendu dans l'écouteur de l'interphone. Quelques minutes plus tard, une jeune femme essoufflée était à la porte d'entrée de mon appartement. "Vous boudez notre antiquité d'ascenseur ?", me suis-je exclamée, avant de reconnaître qu'en effet cet ascenseur de bois et de fer forgé avait souvent l'habitude de se montrer un peu trop capricieux. Nous étions encore dans l'entrée que Mina est arrivée en sautillant. Mina n'a pas une démarche félinement noble et majestueuse, comme le voudrait les codes de son espèce, mais ne sait se déplacer qu'en trottinant, la queue en l'air et les moustaches blanches en éventail, comme un joyeux toutou. Se frottant aux jambes de mon invitée en ronronnant, Mina a joué son plus beau rôle de chatte midinette, déclenchant une foule de compliments admiratifs. "Alors, c'est Mina, c'est ça ? Comme elle est mignonne !" Je n'avais pas besoin de faire les présentations. La star des Regards solitaires était déjà connue de mon invitée avant même qu'elle ne la rencontre.

Quelques jours plus tôt, j'avais découvert dans ma boite à mails un message disant "Je suis journaliste à RFI et j'aimerais vous interviewer concernant le journal que vous tenez sur Internet". Ma réaction immédiate avait été tout de suite de dire non : moi, passer à la radio et, qui plus est, sur des ondes où on m'entendrait jusqu'en Afrique ? Pour que tout le monde sache que je ne sais pas aligner deux mots sans bafouiller ? Ah non alors ! Mais le soir, au dîner, entre la salade et le fromage, j'en ai parlé à O. : "Tu sais, lui ai-je dit, presque timidement, il y a quelqu'un à la radio qui veut m'interviewer... enfin, qui veut interviewer Éva !" O. a souri : "Tu vas y aller, bien sûr !" Il me voyait déjà un casque sur les oreilles, la bouche près d'un gros micro, entre toute une équipe de journalistes. Je lui ai expliqué que cela ne durerait que 1 minute 20 à l'antenne et que je n'avais pas besoin de me rendre à la radio. J'ai ajouté que j'allais probablement refuser. O. n'a pas compris pourquoi. Plus j'argumentais pour lui expliquer que je ne pouvais pas passer à la radio, plus je me sentais ridicule. J'ai compris alors que ce n'était pas passer à la radio qui comptait, mais aller jusqu'au bout de cette expérience inédite et ne pas laisser la timidité et le manque de courage prendre le dessus. Le lendemain, le rendez-vous était pris avec la journaliste.

Caroline, la journaliste, voulait voir l'endroit où d'habitude j'écris. Nous nous sommes installées près de l'ordinateur, dans le bureau. J'ai sorti le tabouret en bois qui a en son assise une ouverture pour servir de poignée. J'ai dit à Caroline : "Je vous mets un coussin, car attention c'est un tabouret piégé : Mina a l'habitude de passer en dessous du siège et de pincer les fesses des gens qui y sont assis !" Ça l'a fait rigoler, bien sûr. La journaliste a sorti son micro et son appareil d'enregistrement et elle a appuyé sur la touche "on" : "On y va ?" Pendant près d'une heure, j'ai parlé au-dessus de ce micro que Caroline tendait vers moi et que je n'osais pas prendre dans la main. J'avais l'impression de dire quelques bêtises, de ne pas trouver ce que je voulais dire, mais je me disais tant pis, ce sera coupé au montage. A vrai dire, assez rapidement, j'ai perdu la conscience précise que mes propos étaient enregistrés et ai découvert que derrière l'idée intimidante d'interview se cachait en fait une simple conversation, presque naturelle, avec une personne sympathique. Par moments, Mina venait voir ce qu'on faisait, apportant un de ces jouets à la porte du bureau ou sautant à pleines pattes sur le fil du micro. Chassant un sourire, j'essayais de faire comme si de rien n'était, tout en me demandant si les ronronnements invétérés d'un chat pouvaient s'entendre à la radio.

Ce midi sur RFI, l'émission a été diffusée. De l'heure d'interview il ne reste qu'à peine une minute, intercalée avec les paroles d'un collègue blogueur dans un entretien avec un professeur de lettres décrivant le "voyage au centre du moi", dans "le pays intérieur", et évoquant l'histoire de l'introspection chez les penseurs européens du XVIIIe et XIXe siècles. Les quelques mots qu'on m'entend dire n'ont pas trop d'intérêt et le passage que je lis, détaché de son contexte, donne une impression de pathos larmoyant. Mais heureusement, on ne m'entend pas trop écorcher le mot "exutoire" (que j'ai toujours eu tendance à mélanger avec "exécutoire", pauvre de moi !). Et puis ma voix ne ressemble pas du tout à la voix que j'écoute en moi quand je m'entends parler. Cela me rassure presque : j'ai l'impression que c'est une autre que moi qui dit s'appeler Éva et qui parle au micro.

Voilà, si cela vous intéresse, vous pouvez cliquer ci-dessous pour écouter l'émission "Les visiteurs du jour". Cela dure presque 20 minutes, mais on ne m'entend que quelques secondes. En revanche, même en poussant le son au maximum, on n'entend pas le petit chat qui gratouille le micro de la journaliste. Dommage, car au fond, est-ce que cela n'a pas été elle la star des ondes ?

Ici, le lien vers l'émission
et là le fichier MP3
(On ne parle des blogs qu'à partir de la 13e minute)

 
 
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