Si elle avait été quelqu'un d'autre, peut-être. Si elle avait vécu au bord de la mer, à des centaines de kilomètres de la grande ville, loin, là bas, dans un autre temps. Peut-être qu'alors elle aurait pu être femme de marin. Elle aurait attendu, les yeux fixés sur le rivage. Elle aurait regardé les vagues danser au creux du vent, aurait guetté les nuages et aurait cherché jour après jour la première silhouette du navire, tout au bout de l'horizon. Mariée à son homme, elle se serait cru également mariée à la mer. Elle aurait vécu sa vie dans la tension de l'attente, prête à bondir au moindre bruit dans la serrure. En d'autres temps, en d'autres lieux peut-être, elle se serait prise pour Pénélope. Elle aurait tissé chaque soir à nouveau l'ouvrage inachevé. Espérant. Attendant. Encore et toujours.
Mais elle vit aujourd'hui, dans sa vie. Et sa vie, elle ne l'a jamais imaginée comme celle d'une femme de marin.
Pourtant, le soir, elle attend. Parfois, elle est assise dans le canapé. Le jour est tombé et il fait noir dans le salon. Elle a éteint la télévision. Tout est silence. Dans la cuisine, les courgettes cuisent dans la grosse poêle huilée. Elle a fini la dernière page de son roman et n'ose pas prendre le temps d'en commencer un nouveau. Sur ses genoux, le chat s'est assoupi. Ou bien il miaule dans le couloir de l'entrée, derrière la porte. Le chat attend son retour. Comme elle, aussi, elle attend le retour de son mari. Il a téléphoné tout à l'heure. Il a dit qu'il sortait du travail, qu'il serait là bientôt, dans trois quarts d'heure à peine. Il fait nuit et elle attend. Elle regarde la Tour Eiffel qui scintille au bout de la ville. Il est 21 heures. Il y a une heure, il était 20 heures, et elle attendait. Il y a deux heures, à 19 heures, elle attendait aussi. Toujours.
Assise sur le canapé, elle regarde sa vie. Cette vie ne lui ressemble pas. Elle s'en veut de l'attendre et de vivre dans ce temps suspendu. Car elle sait bien qu'elle n'est pas faite pour être une femme de marin. Lorsqu'elle était petite, elle s'imaginait sur un bateau, et pas sur le quai d'un port, à guetter l'horizon. Elle est de ceux qui partent et courent après le temps sans jamais se laisser rattraper par lui. Elle n'est pas de la race de celles qui attendent, la main sur le ventre arrondi, ou les doigts dans les épluchures de courgettes.
Lorsqu'il rentre, elle court l'embrasser, suivie par le chat qui miaule avec fureur. Mais aussitôt, elle arrête son sourire. Elle prend la mine boudeuse. Elle lui fait la tête, presque. Elle lui en veut un peu parce que, malgré lui, il lui fait prendre le rôle de la femme de marin. Et que non, vraiment, ce rôle-là, elle n'en veut pas.
Regards extérieurs, c'est ici !
Il y a un an.
Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. Il y a huit ans. Il y a neuf ans. |