Jeudi 27 novembre 2008

 

La dame du ménage

"Bonsoir Eva !" lancent mes collègues, tour à tour, de l'autre côté de la paroi vitrée de mon bureau. Je lève la tête, souris et fais un signe de main. Je regarde l'heure, il est déjà tard. Voilà encore une journée qui a filé. Les bureaux, les uns après les autres, se dépeuplent. Le téléphone ne sonne plus. Plus personne ne vient me déranger, un papier à la main et la mine défaite en m'annonçant un nouveau problème à résoudre. Je soupire. De fatigue, de soulagement et d'énervement tout à la fois. Je vais enfin pouvoir commencer ma journée.

A l'autre bout du couloir, j'entends rouler le chariot de la dame du ménage. Derrière les poubelles bleue et rouge et la cuvette remplie d'eau, une femme brune - toujours la même - se laisse traîner. Elle marche d'un pied nonchalant et fait claquer ses savates. En passant devant mon bureau, elle ne dit rien. La plupart du temps, c'est moi qui doit dire "bonsoir" la première. Elle répond toujours. Mais jamais elle ne sourit. De bureau en bureau, elle laisse traîner son chariot et ses sandales. Elle entre dans un bureau, vide les corbeilles à papier, passe un coup de chiffon sur la table, éteint la lumière et ressort, reprend son chariot-poubelle, recommence les mêmes gestes dans le bureau d'à côté. Jamais je ne la vois entrer dans mon bureau. Je suis là, je suis encore là. Je suis la seule du couloir à être là. Elle passe devant la paroi vitrée sans s'arrêter, sans même me regarder. C'est pour cela que, malgré tout, je me sens obligée de lui dire "bonsoir", comme pour me faire pardonner. La dame du ménage m'en veut, il n'y a pas de doute. Chaque soir, je l'oblige à changer l'itinéraire de son chariot sur la moquette à poils ras du grand couloir du premier étage. Chaque soir, je suis la fille qui vient lui saloper le carrelage des WC qu'elle vient tout juste de nettoyer et tirer le rouleau de papier qu'elle vient de recharger et de caler minutieusement sur le distributeur des toilettes. Elle doit me maudire, c'est sûr. Chaque soir, je suis là derrière mon ordinateur, à pianoter sur mon clavier, dans le silence absolu de l'étage déserté. Elle, derrière ses poubelles et sa cuvette remplie d'eau savonneuse, et moi, derrière mon ordinateur au milieu des papiers. Jamais la dame du ménage ne me sourit. Me déteste-elle parce que chaque soir, par ma seule présence, alors que tous les autres salariés sont partis, je viens lui rappeler qu'elle, elle n'est que la dame qui fait le ménage le soir, lorsque les gens rentrent chez eux ? Est-ce pour cela que jamais elle ne me dit "bonsoir" la première : parce que je lui renvoie l'image de ce qu'elle n'est pas, de l'autre côté de cette échelle que la société et son déterminisme lui ont imposé ?

Parfois, j'aimerais que la dame du ménage lève la tête vers moi, qu'elle cesse de faire un détour en passant devant mon bureau et qu'elle arrête de préférer visiter les bureaux vides alors que moi je suis là. Je suis là, seule, dans ce bureau éclairé à la lumière artificielle du soir. J'aimerais qu'elle me sourit en me demandant avec jovialité, "Alors, comment ça va aujourd'hui ?" Au lieu de cela, la femme du ménage m'ignore. Lorsque je croise ses yeux, je ne crois voir qu'un vague ressentiment qui sans cesse vient creuser entre nous un fossé social. Que pense-t-elle de moi ? Imagine-t-elle que je suis la chef du département, parce que je reste aussi tard que le monsieur âgé aux cheveux blancs et au costume gris, qui veille chaque soir dans son grand bureau, de l'autre côté du couloir ? Me croit-elle riche, importante, puissante ? Est-ce pour cela qu'il y a dans son regard quelque chose que j'interprète comme de la haine ? La barrière qu'il y a entre la dame du ménage et moi n'est pas constituée par le chariot à poubelle, mais par l'image erronée sous laquelle elle me voit.

Un jour, peut-être, j'oserai aborder la dame du ménage. Je la forcerai à me regarder dans les yeux et à m'écouter dire la vérité : nous sommes pareilles, vous et moi, coincées par cette société du travail qui vous fait croire que travailler plus, c'est exister plus. Peut-être ai-je un peu plus de choix que vous, peut-être ai-je un travail un peu plus intéressant que le vôtre. Sûrement. Mais je n'ai pas tout à fait choisi d'être encore là, au bureau le soir, alors que tout le monde est rentré chez soi. Arrêtez donc par votre regard de m'obliger à prendre ce rôle méprisable qui ne construit la vie que sous des rapports hiérarchiques verticaux. Arrêtez donc de m'en vouloir d'être ce que vous n'êtes pas. Souriez-moi, au moins une fois. Ne comprenez-vous pas que j'ai besoin de ce sourire lorsque je suis toute seule le soir dans ce grand bureau, courant après un travail que je n'arrive pas à rattraper ?

 

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